05/07/2009
coolies
Il y a dans mon jardin de curé un endroit miraculeux (après tout…) : une sorte de chapelle végétale dont la voûte, qui me protège efficacement du soleil et de la chaleur, est faite de l’entrecroisement de branches d’orangers, de prunier et de cyprès; sorte de nef naturelle ou plutôt de voûte romane faite d’arcatures végétales et de minces ouvertures lumineuses et vibrantes. Je sais, ça a l’air un peu dingue comme ça, mais c’est l’impression exacte que j’avais tantôt en relisant le petit essai de Simon Leys sur Orwell ou l’horreur de la politique. Plus loin quelques micocouliers géants dont les grosses branches, qui frissonnent sous la brise de mer, figurent si bien quelques pattes d’éléphants monstrueux.
Ne résiste pas au plaisir de citer ces quelques lignes ou éclate la subtilité d’Orwell, anti colonialiste convaincu après son engagement dans la police impériale en Birmanie, mais suffisamment lucide pour saisir –au travers de l’œuvre de Kipling- toute l’hypocrisie de la posture anticolonialiste irréfléchie des partis de gauche européens (il me parait possible de faire un parallèle utile avec cette mondialisation heureuse vendue par nos gentils clercs) :
« Parce que Kipling s’identifie à la classe des officiels, il possède une chose qui fait presque toujours défaut aux esprits « éclairés »- et c’est le sens de la responsabilité. Les bourgeois de gauche le détestent presque autant pour cela que pour sa cruauté et sa vulgarité.
Tous les partis de gauche dans les pays industrialisés reposent fondamentalement sur une hypocrisie, car ils affichent de combattre quelque chose dont, en profondeur, ils ne souhaitent pas la destruction. Ils ont des objectifs internationalistes, et en même temps ils sont bien décidés à maintenir un niveau de vie qui est incompatible avec ces objectifs. Nous vivons tous de l’exploitation des coolies asiatiques, et ceux d’entre nous qui sont « éclairés » soutiennent que ces coolies devraient être libérés ; mais notre niveau de vie et donc aussi notre capacité de développer des opinions « éclairées » exigent que le pillage continue.
L’attitude humanitaire est donc nécessairement le fait d’un hypocrite, et c’est parce qu’il comprenait cette vérité que Kipling possédait ce pouvoir unique de créer des expressions qui frappent. Il serait difficile de river le clou au pacifisme niais des Anglais en moins de mots que dans la phrase : « Vous vous moquez des uniformes qui veillent sur votre sommeil ! » Kipling, il est vrai, ne comprenait pas les aspects économiques des relations entre l’élite intellectuelle et les vieilles culottes de peau ; il ne voyait pas que si le planisphère est peint en rose, c’est essentiellement afin de pouvoir exploiter le coolie. Au lieu de considérer le coolie, il ne voyait que le fonctionnaire du gouvernement indien, mais même sur ce plan là, il saisissait exactement le mécanisme des relations : qui protège qui. Il percevait clairement que, si certains peuvent être hautement civilisés, c’est seulement parce que d’autres, qui sont inévitablement moins civilisés, sont là pour les défendre et les nourrir. »
(Georges Orwell, Œuvres complètes, p186-187, cité par Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, p.48.)
bon dimanche.
13:42 | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
Ça me fait penser à une discussion durant laquelle j'avais essayé de faire comprendre à mes invités que le tapis indien qui ornait le salon de mon appartement n'a probablement pas été payé à son juste prix, ce sur quoi mes invités s'étaient rebiffés même s'ils n'étaient pas directement visés par ma remarque.
Cela sous-entendait toutefois que le marché économique tel que nous le connaissons est basé sur une injustice flagrante que personne ne veut voir. C'est cela notre hypocrisie, celle de ne pas reconnaître ce qui tombe sous l'évidence, à savoir que le coolie est le pilier de notre prospérité.
Amen.
Écrit par : Trader | 06/07/2009
oui.
tu devrais vraiment ce petit livre de simon leys sur Orwell, c'est passionnant.
Écrit par : hoplite | 06/07/2009
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