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16/03/2015

voir kumkale et mourir

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J'ai déjà parlé ici de ce vieux paysan corrèzien, salopette en drap bleu, casquette, sabots, chemise à carreau et lunettes le soir pour les nouvelles (la gueule de Gicquel au travers des zébrures du poste), chez qui j’allais chercher le lait les soirs d’hiver. Et parfois traire dans l’étable avec son fils, au cul des vaches, dans l’odeur de foin qu’on faisait tomber de l’étage et de bouse fraîche…Un brave homme, simple, une force de la nature, avec lequel j’échangeais quelques banalités, manière de causer (le propre du citadin à la campagne: le silence des paysans est inconfortable, dérangeant). Il était marié à la femme-debout: une femme que je n'ai jamais vue assise avec les hommes. Toujours debout pour servir les hommes à table; pour l'apéro (ratafia et biscuits secs) ou pour le repas des vendanges.

J’imaginais assez bien que cet homme n’avait jamais dépassé les limites du canton et ne connaissait du monde que ce qu’il en lisait dans les journaux ou regardait à la télé. Un soir d’hiver, il y a plus de 20 ans, peu avant qu’il ne meure à l’hospice local, et alors que je partais à l’armée, cet homme m’avait raconté qu’il avait fait la guerre de 14 dans le corps expéditionnaire des Dardanelles, qu’il avait débarqué à Kumkale puis combattu à Gallipoli, avant d’être évacué devant le désastre de la campagne. Ce paysan Corrézien avait vu et vécu des choses incroyables : des centaines d'hommes mourir devant lui, atrocement mutilés, des cuirassiers coulés par les mines, des hommes mourir de dysenterie et mangés par les rats, l’horreur de la guerre, la misère de l’homme qui meurt loin des siens. Puis il avait passé quelques mois prés d’Arras, dans les tranchées, avant d’être blessé et réformé. Retour à la ferme et aux travaux des champs. Une parenthèse extraordinaire et terrifiante. Ce paysan à casquette derrière ses bestiaux s’était métamorphosé définitivement dans mon esprit en soldat de Marmara. Désormais assis prés de la fenêtre, dans son fauteuil contre le radiateur et prés du feu (été comme hiver), charentaises aux pieds, la Dépèche dans les mains, se levant et enlevant sa casquette pour saluer le gamin que j’étais. Il est mort rapidement, 48h après avoir quitté ses vaches, sa ferme, ses champs, les siens, ses chiens, sans doute apaisé, l'ordre des choses, hein?

Je pensais à lui tantôt - à sa mort en fait- en allant voir une malade dans une maison de retraite prés de chez moi: un établissement plutôt réputé mais aux allures de mouroir select...un long couloir avec des dizaines de chambres/ cellules s'ouvrant à droite et à gauche, souvent fermées, parfois ouvertes avec un vieux ou une vieille assis(e) guettant le visiteur improbable ou le soignant, plusieurs alarmes clignotants à droite et à gauche  et auxquelles personne ne semble répondre. Un salon avec la télé ouverte sur une série US des années 80 et quelques débris genre walking dead en fauteuil roulant ou écroulés sur des canapés, hypnotisés littéralement par le spectacle débile. Ma patiente -largement déconnectée depuis des années- gisait en travers de son lit, la sonnette à la main, la couche pleine de merde. Au mur une vieille carte postale de Saint-Malo, une salle de bain dégueulasse et, au sol, des cachets pas pris et qu'on écrase en se frayant un chemin dans ces 10m2 de misère. Voilà, c'est là qu'elle va mourir, seule, abandonnée des siens, de tous en fait. Je l'ai arrangée au mieux, examinée, on a causé un peu, de vieux trucs genre Saint Malo, seuls souvenirs disponibles. Suis allé voir l'IDE de l'étage, tout au bout du couloir, petit bureau avec une pharmacie attenante, un tableau d'alarme où ça clignotait sévère. Calme et pro malgré le chaos ordinaire. J'avais connu cette femme plus jeune, m'ouvrant la porte de son appartement bourgeois pour une soirée de la bonne société locale, j'étais ado avec un costard trop grand, mon frère pareil, ça draguait bien, ça picolait dans les coins, pas plus. Trente ans plus tard, démente et grabataire, seule et misérable.

Kumkale puis la Corrèze, c'était pas si mal, finalement.


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Commentaires

Moralité: c'est la fin qui compte, pas le début.

Écrit par : Three piglets | 16/03/2015

"c'est la fin qui compte, pas le début"

Le "début" compte autant, ou aussi peu, que "la fin", que n'importe quel moment. La vie, c'est un flux continu, éternellement renouvelé. Il n'existe pas d'action humaine qui reste toujours gravée, inoubliable, transformatrice à jamais. Sauf dans les schémas mentaux eschatologiques, eux-mêmes éphémères.

Écrit par : Olivier | 16/03/2015

Bonjour Hoplite.
Un beau texte cruellement vrai.
Bonne semaine.

Écrit par : Malko | 16/03/2015

Puissant. Et très bon commentaire de TP.
On ne peu rien contre le karma.

Écrit par : Dizemanov | 16/03/2015

Oui, boreas, j en parlerai aux amérindiens de ta philosophie.

Écrit par : Three piglets | 16/03/2015

Des gens très bien meurent dans ces conditions sordides.
Plus que le karma, j'y vois l'urbs dégeulasse. C'est-à-dire que l'on crève mieux dans son patelin, entouré de sa communauté, que dans l'anonymat des mégapoles-pour-tous. Sans parler de ceux qui trépassent dans nos Dardanelles contemporains, mais là, question de choix.
De Nietzsche à Beethoven, beaucoup ont mal terminé sans qu'on les oubli pour autant.

Ce qui compte n'est donc pas notre pauvre début ou notre misérable fin, mais ce que l'on transmet entre ces deux moments.

Écrit par : SubversivZek2017 | 16/03/2015

Le "karma", c'est aussi que tout doit mourir un jour.

Écrit par : Olivier | 16/03/2015

Sans doute pour ca que Rome est toujours un peu vivante en ce qui nous concerne...

Écrit par : JÖ | 16/03/2015

Les commentaires sont fermés.