04/09/2014
jihad pride
"Le terme de jihad m’a, à dire vrai, longtemps posé problème. Trop sexy, trop facile, il ne me semblait pas décrire toute la complexité que l’expression, bien moins séduisante, d’islamisme radical armé contenait. Utilisé par les terroristes eux-mêmes, le mot était comme un chiffon rouge agité sous le nez des autorités religieuses sunnites, qui n’y voyaient, ou ne voulaient y voir, obstinément, que l’utilisation abusive d’un terme religieux, certes guerrier, mais également chargé de valeurs positives.
J’ai évolué, pourtant, aussi bien sous la contrainte des faits qu’en réaction à l’aveuglement volontaire de certains. Alors que les peuples et les Etats attendaient de certains des condamnations sans équivoque de la violence impitoyable qui les visait, le débat se focalisait sur le vocabulaire. Chaque nouveau carnage entrainait des condoléances polies, souvent accompagnées de pitoyables appels à « éviter les amalgames », mais chaque utilisation du mot jihad provoquait la colère des Tartuffes qui refusaient l’évidence, jusqu’à entrainer des réunions entre services de renseignement afin de définir un langage commun. Il y avait sans doute plus urgent à faire, mais il faut savoir écouter en souriant les plus insupportables jérémiades…
C’est à l’occasion d’un de ces improbables mini-sommets que j’eus l’immense honneur d’échanger avec le mufti d’Egypte au sujet des termes que les services occidentaux, à commencer par le mien, utilisaient quotidiennement. A plusieurs reprises, en effet, de hauts responsables égyptiens s’étaient émus de l’emploi généralisé au sein de la communauté européenne du renseignement du mot jihad pour désigner la menace terroriste qui nous ciblait et qui était l’émanation armée d’un islamisme qu’il est bien candide de juger capable de modération.
Les arguments de Son Excellence furent, évidemment, parfaitement rôdés, mettant en avant le blasphème, l’injure, et notre apparente confusion mentale au sujet de l’islam. L’ayant, pour ma part, assuré que je serais bien le dernier, pour de nombreuses raisons, dont certaines étaient personnelles, à m’en prendre à sa religion, je lui fis remarquer que, qu’il le veuille ou non, les terroristes d’Al Qaïda et consorts utilisaient le terme depuis des années, sinon des décennies. Ce choix de leur part, au-delà du vocabulaire, était une indication – une de plus – de la nature de la lutte qu’ils entendaient mener et qu’ils envisageaient donc, d’abord, comme un combat défensif, une véritable résistance contre des oppressions, réelles ou imaginaires. Et, ajoutais-je avec ma perfidie coutumière, l’emploi de ce vocabulaire rappelait que ce terrorisme était, en partie, et quoi qu’on dise, d’inspiration religieuse. Nous avions, en Occident, connu les mêmes excès de la part de radicaux, et aux controverses avait finalement succédé l’évidence. Nous attendions – espérions ? – une prise en compte de notre propre appréciation de la situation, qui ne relevait en rien de l’ignorance ou de l’hostilité.
Les officiels égyptiens dans la salle, tous généraux, et par là-même peu habitués au débat, manquèrent s’étouffer tant le dogme, au Caire, stipulait alors (et stipule encore, plus que jamais) que ce terrorisme n’était nullement lié à une religion mais relevait, simplement, d’une maladie mentale. Nullement démonté par les regards hostiles que je percevais, je suggérai alors de prévoir, le cas échéant, une nouvelle entrée dans le dictionnaire, qui pourrait préciser : « Jihad : terme utilisé par des terroristes et des groupes paramilitaires illégaux se réclamant de l’islamisme radical armé et dont l’emploi est fermement condamné par les plus hautes autorités religieuses musulmanes sunnites ». Il s'agissait là, naturellement, d'un galop d'honneur puisqu'il était parfaitement établi que nous n'avions pas été conviés au Caire pour y progresser ensemble mais bien pour nous rallier sans discuter à la vérité indiscutable du phare de l'islam sunnite. Sauf que ça ne marche pas comme ça, les gars...
A dire vrai, ces autorités condamnaient notre emploi de ce terme, mais elles étaient bien plus prudentes s’agissant des terroristes eux-mêmes, dont elles soutenaient l’éradication avec une fermeté qui faisait frémir même les plus endurcis chez nous. Il y avait décidément là, même au sommet de l’orthodoxie sunnite, une gêne palpable, comme un flottement. C’était à se demander qui était le plus victime de cette fameuse confusion, alors même que nous luttions côte à côte contre les mêmes adversaires et que les services occidentaux n’étaient pas les plus impitoyables acteurs, loin s’en faut, de cette coalition secrète.
Parfois, au cours de ces années passées dans l’ombre, j’entendis, à Alger, à Amman ou au Caire, un homologue me confier, d’une voix fatiguée, que toute cette violence trouvait en partie sa source dans le désespoir. Cette lucidité, certes mêlée à des lieux communs, était cependant réservée à l’intimité, puisqu'elle ne pouvait pas avoir cours dans les bureaux où se décidaient les politiques. Entre déni de réalité, croyance en leurs propres mensonges et souci de préserver le prince, combien de conseillers allaient prendre le risque de dire la vérité ? Et d’ailleurs, comment pourrait-on être désespéré, exaspéré, enragé, dans des paradis socialistes ou de radieuses monarchies, tous et toutes par ailleurs alliées et clientes de la rayonnante république des Lumières ? (...)" suite/aboudjaffar.blog
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