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26/06/2013

Kumkale

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"De l’autre coté de la route, les pentes dégringolent, la forêt se déploie. On traverse la salle de bar où circulent les tournées de pastis. Des visages allumés se tournent vers les nouveaux venus. On serre quelques mains, on passe dans la salle de restaurant, on s’assoit, et ça commence, les crudités et le jambon servent d’amusement. On passe aux choses sérieuses avec la terrine de sanglier que Levert dépose sur la table. Il en cuit régulièrement des kilos. On s’en sert de vastes tranches, on y revient, on renonce à se raisonner. Après quoi, le principal, du roboratif, côtes de veau aux trompettes de la mort, bœuf aux morilles, coq au vin, lapin. Ce sont des bêtes que l’on a parfois bien connues, qu’on appelait par leur petit nom. Ou bien on connaît l’ex-propriétaire du lapin ou du veau, il est au bar, on le félicite. Le plat de truffade qui accompagne, il est rare que l’on puisse en venir à bout ; Chacun fait son devoir, les fromages circulent, le clafoutis, l’alcool, Levert a l’air content.

Il donne la version moderne de ces bistrots d’antan tenus par des dames austères. On arrivait à l’improviste. Du fond de la salle noire, elles vous regardaient d’un air farouche. On en trouvait un parfait exemplaire dans un gros village, à dix-sept kilomètres dans la vallée. Sur la place de l’église, une devanture en bois peint, des vitrines agrémentées de rideau au crochet et de plantes vertes : le bar-hôtel-restaurant de Marie Croze. Il a du rester en activité jusqu’à la mort de la patronne, au début des années quatre-vingt-dix. L’hôtel n’accueillait guère de voyageurs. Il logeait plutôt, plusieurs mois de l’année, en meublé, les bergers et les valets de ferme. Marie Croze faisait à manger à midi pour les ouvriers de la minoterie, les maçons et les cantonniers. Guère plus d’une table ou deux de travailleurs silencieux, s’appliquant à grands coups de fourchettes à leur ouvrage. On entrait dans la grande salle au parquet clair impeccablement récuré. De l’ombre, de la fraîcheur. Une atmosphère recueillie. L’horloge recomptait les mouches. Deux ou trois visages se levaient un instant au dessus l’assiette, se retournaient, par acquit de conscience, vers les nouveaux venus, sans leur accorder sourire ni salut, pour se pencher à nouveau très vite sur la besogne. Le pain faisait peu de bruit qui épongeait les sauces. Quelques tables de bois, anciennes, recouvertes de toile cirée vichy, des cendriers Cinzano. Au fond, le bar, au coin duquel un étroit passage donnait sur la cuisine. Là, sans hâte, la patronne faisait son apparition.

Marie Croze était une petite femme trapue à l’allure sévère. Pâle, les yeux clairs, les cheveux blancs, toujours dans la même blouse noire. Elle avait dû être assez belle. Elle ne souriait jamais au client, le considérait d’abord de loin, sans indulgence apparente, comme un supérieur de Chartreux accueillerait le candidat à la retraite. Un temps se passait avant qu’elle parle, ou réponde à la demande, comme si la présence de l’impétrant avait quelque chose d’incongru. Déjeuner ? Il était bien tard. Enfin, on pouvait encore. Pas grand-chose d’extraordinaire, il fallait le savoir. Ca irait quand même ? Qu’on s’installe là-bas, dans le coin, par exemple. Presque aussitôt, la table se chargeait d’un pichet d’eau, d’un panier de pain, d’un litre de vin à capsule plastique, dont on pouvait, cela allait sans dire, redemander à volonté, et d’un plat de crudités diverses, carottes râpées, chou rouge, œuf dur, tomates. On avait à peine eu le temps de s’en apercevoir. Une petite servante basanée, toute habillée de noir, trapue, sans âge déterminable, à peu prés muette, avait glissé le tout avec promptitude, sans plus sourire que la patronne, qui la surveillait du fond de la salle, l’œil grave. Pas de choix, pas d’ordres à donner, le repas tenait dans son déroulement des agapes merveilleuses des légendes médiévales. La suite se déroulait inexorablement. Entraient en scène, dans l’ordre, le plat de charcuterie (jambon, saucissons divers), le plat de poisson, le rôti de veau accompagné de sa purée, la salade, un bout de fromage, une corbeille de fruits. Dans le mouvement, on se laissait parfois aller à reprendre un litre étoilé."

Pays perdu, Pierre Jourde, 2003.

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J'aime bien Jourde, il raconte bien la campagne et les paysans. Me souvenir de ces hommes et de ces pays perdus m'est un refuge quand la saloperie du monde devient difficile à supporter. souvenirs d'hoplite..


"Hiver. Tous les soirs on allait à la ferme de mon grand-père, à pieds, pour chercher le lait pour le lendemain matin. On savait que c’était l’heure en entendant les vaches rentrer à l’étable, leurs cloches, parfois un bruit de galop quand les chiens étaient pressants, parfois les appels du fermier, rarement en fait. L’odeur de l’étable, cette odeur de merde partout, de fumier, que j’aime retrouver et que déteste mon fils aîné. Ces vaches brunes alignées pour la traite, cette chaleur animale, cette odeur de lait frais dans le pot en alu, la proximité de ces animaux énormes pour lesquels on faisait descendre quelques bottes de paille. Souvent quand on arrivait pour les vacances ou que l’on repartait, on picolait. Scénario immuable : après la traite, cuisine de la ferme, pièce assombrie par la fumée sur les murs, un feu qui couve, été comme hiver, l’horloge, le vieux entre la fenêtre et le radiateur en salopette bleue et charentaises qui te donne du monsieur alors que tu as douze ans, la toile cirée unique élimée, les bancs en bois qu’on tire, les verres duralex, la boite de biscuit, la bouteille de ratafia (alcool de prune peu alcoolisé, mais à jeun ça change la vie), les chiens qui suivent leur maître et se couchent sous la table. On parle parce qu’il faut parler –on vient de la ville- mais on sent bien que c’est pas leur habitude. On ne serait pas là, ils ne diraient pas trois mots. Puis avec la deuxième bouteille (hop hop, pas plus haut que le verre !), on parle de tout. Du temps, des travaux, des ruches, du cochon, des voisins, des derniers potins. Parfois les parents venaient et c’était moins bien parce que guindé. Ca rigolait moins. Puis on rentrait, il faisait nuit et froid, même bourrés."

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"Dimanche matin, petite visite à ma voisine des champs : jeannette G habite la ferme G depuis son mariage avec paul, son mari, décédé l’an passé. Jeannette est née en 1930, n’a jamais voyagé, a sans doute rarement dépassé les limites du canton, ne connaît pas Pierre Marcelle, n’a jamais lu les pages Rebonds de Libé (le quotidien des Rotschild), doit penser que BHL est une enseigne d’électro-ménager (c’est d’ailleurs pas très loin) et possède un solide bon sens (des « préjugés inacceptables ») que ne pourront jamais approcher , même de loin, tous les doctorants en sciences sociales de l’EHESS, sauf miracle. On mesure l’archaïsme.

Jeannette vit quasiment en autarcie : des poules, des lapins, un potager plus que sérieux (pas un truc de bobos avec des tomates cerises, un vrai qui fait manger une famille), des conserves pour dix ans, un cochon qu’on tue l’hiver, une source captée, des ruches, un abonnement EDF « basse tension » c’est-à-dire moins cher mais limité dans les heures de grande consommation nationale, le marché de temps en temps et le quincaillier du village. Son fils, a repris l’exploitation a mi-temps et fait le forestier à mi temps. Chauffage et cuisine au bois toute l’année, même l’été, en plein mois d’août, où couvent toujours quelques braises sous la cendre. Jeannette connaît les étoiles, les nuages et les fleurs, les animaux de la ferme et les abeilles, les nuisibles aussi, les travaux des champs, et sans avoir lu Hésiode.

Les cheveux courts, la même blouse de paysanne reprisée, depuis des années, toujours affairée sauf lorsqu’on passe la voir et qu’elle peut causer, une aubaine : elle sort trois verres Duralex, une boite de biscuits, une bouteille de ratafia et on parle de tout et de rien. Cet été on a volé plusieurs hausses à ses ruches juste avant la récolte (les hausses sont des sortes d’étages dans lesquels sont fixés verticalement des cadres en bois où les abeilles produisent le miel dans des alvéoles en cire). On n’avait jamais vu ça dans le pays. Pas des « noïs » cette fois, forcément un apiculteur, faut savoir s’y prendre. Et la semaine dernière, ce sont quatre lapins qu’on lui a volés dans la nuit ! Le temps pour son fils de descendre avec le fusil, plus personne. Et enfin, il y a un mois, c’est un tas de fumier qu’on lui a piqué ! Faut dire qu’elle habite au bord de la route Jeannette, ça lui a coûté pas mal de poules, d’ailleurs.

En juin 1944, Jeannette a vu passer sur cette même route vollaillicide les maudits de la division Das Reich qui rejoignaient le front de Normandie et dont les instructions étaient –également- de détruire les maquis de cette région. On savait ce qui s’était passé à Figeac ou Latronquière, des hommes fusillés, les maisons brûlées, les déportations…autant dire qu’en dehors de quelques « maquisards » (en général la lie du pays affublée d’un brassard FTP-MOI ou FFI) qui ne faisaient guère le poids contre ces vétérans du front Russe (et de la bataille de Koursk, en particulier) et quelques « malgré nous », valait mieux pas se montrer ce jour-là. Jeannette et sa mère virent passer ces half-tracks hérissés d’hommes armés tirant au hasard dans les fourrés et les maisons. Jeannette a croisé, ce jour-là, le regard d’un de ces SS qui arrosait le bord de la route. Autant dire que le pitch de fear-factor ne la met pas en émoi."

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"Ce matin je me suis levé avec le visage d’un homme mort depuis plus de 15 ans : celui d’un vieux paysan, salopette en drap bleu, casquette, sabots, chemise à carreau et lunettes le soir pour les nouvelles, chez qui j’allais chercher le lait les soirs d’hiver. Et parfois traire dans l’étable avec son fils, au cul des vaches, dans l’odeur de foin qu’on faisait tomber de l’étage et de bouse fraîche…Un brave homme, simple, une force de la nature, avec lequel j’échangeais quelques banalités, manière de causer (le propre du citadin à la campagne: le silence des paysans est inconfortable, dérangeant). Il était marié à la femme-debout: une femme que je n'ai jamais vue assise avec les hommes. Toujours debout pour servir les hommes à table; pour l'apéro (ratafia et biscuits secs) ou pour le repas des vendanges.

J’imaginais assez bien que cet homme n’avait jamais dépassé les limites du canton et ne connaissait du monde que ce qu’il en lisait dans les journaux ou regardait à la télé (les "nouvelles"). Un soir d’hiver, il y a plus de 20 ans, peu avant qu’il ne meure à l’hospice local, et alors que je partais à l’armée, cet homme m’avait raconté qu’il avait fait la guerre de 14 dans le corps expéditionnaire des Dardanelles, qu’il avait débarqué à Kumkale puis combattu à Gallipoli, avant d’être évacué devant le désastre de la campagne. Ce paysan Corrézien avait vu et vécu des choses incroyables : des centaines d'hommes mourir devant lui, atrocement mutilés, des cuirassiers coulés par les mines, des hommes mourir de dysenterie et mangés par les rats, l’horreur de la guerre, la misère de l’homme qui meurt loin des siens. Puis il avait passé quelques mois prés d’Arras, dans les tranchées, avant d’être blessé et réformé. Retour à la ferme et aux travaux des champs. Une parenthèse extraordinaire et terrifiante. Ce paysan à casquette derrière ses bestiaux s’était métamorphosé définitivement dans mon esprit en soldat de Marmara. Désormais assis prés de la fenêtre, dans son fauteuil contre le radiateur et prés du feu (été comme hiver), charentaises aux pieds, la Dépèche dans les mains, se levant et enlevant sa casquette pour saluer le gamin que j’étais."


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