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25/06/2009

L'Europe selon Freund

667px-Freund3.JPG(…) Julien Freund - Comme vous, je suis frappé par l'aboulie de l'Europe. Regardez, les élèves alsaciens choisissent de moins en moins l'allemand à l'école ! Plus l'Europe se construit par une sorte d'engrenage et moins les Européens s'intéressent les uns aux autres. Dans tous les pays de la Communauté, l'enseignement des autres langues européennes régresse au bénéfice de l'anglais. Par dévolution, elle hérite des patries sans réussir à se doter de leurs qualités. Elle fonctionne comme une procédure de dépolitisation. Elle ne veut pas s'assigner de limites géographiques. Elle ne veut pas être un territoire. Un territoire, voyez-vous, ce n'est pas un espace neutre, susceptible d'une dilatation à l'infini. Le territoire est à l'opposé de l'espace abstrait, c'est un site conditionné, habité par une culture. La nouvelle frontière utopique de l'Europe, c'est l'impolitique des droits de l'homme. C'est une notion hyperbolique mais vague... on ne meurt pas pour une notion aussi floue. Cet espace là n'a pas de qualité, pas d'épaisseur, pas de densité. Il ne peut pas susciter l'adhésion. Seul le territoire peut nourrir des liens d'affection, d'attachement. Du fait du particularisme qui lui est inhérent, l'identité collective exige des frontières. Elle entre en crise quand toute démarcation s'efface. Etre Européen, c'est être dépositaire d'un patrimoine spécifique et s'en reconnaître comptable. Je croyais ardemment à la construction européenne, mais je suis devenu sceptique dans la mesure où cette Europe là risque bien de n'être qu'un vecteur de la dénationalisation générale, la simple conjugaison de nos impuissances. L'Europe semble vouloir expier son ancienne volonté de puissance. Nous sommes au balcon de l'histoire, et nous faisons étalage de nos bons sentiments. Il suffit de considérer la complaisance avec laquelle nous nous laissons culpabiliser. Comment s'appelle ce monsieur qui a sorti un livre là-dessus ?

Pierre Bérard - Pascal Bruckner... " Le sanglot de l'homme blanc "

J.F. - L'avez-vous lu ?

P.B. - Bien sûr... mais si il fustige en effet la mauvaise conscience européenne, c'est au nom des valeurs universelles de l'Occident dont se réclament aussi les Père-Fouettards qui charcutent notre passé afin de le maudire. Les uns et les autres raisonnent à partir des mêmes présupposés. Bruckner est le héraut d'un universalisme fier et conquérant qui, dans le sillage du néo-libéralisme entend imposer le magistère moral de l'Occident à l'ensemble de l'oekoumène. Ce qu'il reproche aux larmoyants, c'est de n'instrumenter les mêmes valeurs que pour nous diminuer. Ce que disent en revanche les détracteurs de l'Europe, c'est que jamais nous ne fûmes dignes de notre mission civilisatrice. A ce gémissement, Bruckner rétorque qu'il nous faut être forts dans le seul but de sermonner le monde et de lui apprendre les bonnes manières...

(…) JF. - En réponse à ces immenses défis, je suis frappé par le caractère routinier du débat européen. L'Europe se construit d'une manière fonctionnaliste, par une suite d'enchaînements automatiques. Son fétichisme institutionnel permet de dissimuler notre maladie qui est l'absence d'objectifs affichés. Nous sommes par exemple impuissants à nous situer par rapport au monde. Etrange narcissisme ; on se congratule d'exister, mais on ne sait ni se définir, ni se circonscrire. L'Europe est-elle reliée à un héritage spécifique ou bien se conçoit-elle comme une pure idéalité universelle, un marchepied vers l'Etat mondial ? L'énigme demeure avec un penchant de plus en plus affirmé pour la seconde solution qui équivaudrait à une dissolution. Ce processus se nourrit par ailleurs, c'est transparent chez les Allemands, d'une propension à fuir le passé national et se racheter dans un sujet politique plus digne d'estime, une politie immaculée, sans contact avec les souillures de l'histoire. Cette quête de l'innocence, cet idéalisme pénitentiel qui caractérisent notre époque se renforcent au rythme que lui imposent les progrès de cette mémoire négative toute chargée des fautes du passé national. On veut lustrer une Europe nouvelle par les vertus de l'amnésie. Par le baptême du droit on veut faire un nouveau sujet. Mais ce sujet off-shore n'est ni historique, ni politique. Autant dire qu'il n'est rien d'autre qu'une dangereuse illusion. En soldant son passé, l'Europe s'adosse bien davantage à des négations qu'à des fondations. Conçue sur cette base, l'Europe ne peut avoir ni objectif, ni ambition et surtout elle ne peut plus rallier que des consentements velléitaires. Le nouvel Européen qu'on nous fabrique est une baudruche aux semelles de vent. Les identités fluides, éphémères qu'analyse Michel Maffesoli ne peuvent en aucun cas tenir le rôle des identités héritées. Elles n'agrègent que de manière ponctuelle et transitoire, en fonction de modes passagères. Oui, ce ne sont que des agrégats instables stimulés par le discours publicitaire. L'orgiasme n'est pas une réponse au retrait du politique, car il exclut la présence de l'ennemi. Quand il se manifeste, l'ennemi, lui, ne s'adonne pas au ludisme dionysiaque. Si le politique baisse la garde, il y aura toujours un ennemi pour troubler notre sommeil et déranger nos rêves. Il n'y a qu'un pas de la fête à la défaite. Ces tribus là ne sont pas un défi à l'individualisme, elles en sont l'accomplissement chamarré...

Et puis, c'est une Europe de la sempiternelle discussion ... et toujours sur des bases économiques et juridiques, comme si l'économie et le droit pouvaient être fondateurs. Vous savez l'importance que j'accorde à la décision, or l'Europe est dirigée par une classe discutante qui sacrifie le destin à la procédure dans un interminable bavardage qui ne parvient guère à surmonter de légitimes différents. Ce refus de la décision est lié au mal qui frappe nos élites ; elles ne croient plus à la grandeur de notre continent ; elles sont gâtées jusqu'à la moelle par la culpabilité dont elles transmettent l'agent létal à l'ensemble des Européens. D'où cette dérive moralisatrice qui transforme l'Europe en tribunal, mais en tribunal impuissant.

P.B. - Il n'est pas toujours impuissant à l'égard des autochtones...

J.F. - Ca, c'est une autre affaire... Impuissant, car nous prétendons régir la marche du monde vers l'équité, mais nous refusons d'armer le bras de cette prétendue justice. La culpabilité névrotique inhibe l'action.Le problème, c'est que l'Europe est construite par des libéraux et par des socio-démocrates, c'est à dire par des gens qui croient dans l'économie comme instance déterminante. C'est pourquoi la neutralisation du politique est pour ainsi dire inscrite dans son code génétique.

P.B. - L'Europe n'est qu'un tigre de papier.

J.F. - Elle ne fait même pas semblant d'être un tigre ! Depuis plus de quarante ans, elle s'en remet aux Américains pour ce qui est de sa protection. Elle a pris le pli de la vassalité, l'habitude d'une servitude confortable. C'est ce que dévoilent d'ailleurs les choix budgétaires de tous ses gouvernements quelle qu'en soit la couleur : la portion congrue pour la défense, une part grandissante pour les dépenses sociales. En réalité, L'Europe ne peut se construire que sur un enjeu ultime... la question de la vie et de la mort. Seul le militaire est fédérateur, car dans l'extrême danger il est la seule réponse possible. Or ce danger viendra, car l'Europe vieillissante riche et apathique ne manquera pas d'attiser des convoitises. Alors viendra le moment de la décision, celui de la reconnaissance de l'ennemi... Ce sera le sursaut ou la mort. Voilà ce que je pense. M'exprimer de cette manière ne me vaut pas que des amis...(suite)

NB: je trouve qu'il a une bonne gueule ce Freund en plus de parler clair, c'est rafraichissant dans ce paysage de cloportes sarkosystes et obamaniaques! non?

Commentaires

De l'épaisseur, cette pensée, cet homme.

Écrit par : robespierre | 25/06/2009

oui robespierre, un homme hors du commun et une œuvre philosophique injustement méconnue.
plus que jamais d'actualité Freund.

Écrit par : hoplite | 25/06/2009

Je viens de lire l'intégralité de l'interview. J'en reste muet devant la qualité de cet échange. Je tenais à vous remercier de m'avoir, même involontairement, permis de découvrir ce texte.

En général, je termine par "putain !" mais cela serait légèrement déplacé, n'est-ce pas.

Écrit par : robespierre | 25/06/2009

bordel, un peu que ça serait déplacé.

Écrit par : hoplite | 25/06/2009

Il serait vraiment temps que je me décide à faire ami-ami avec ce Freund-là (je sais, c'est facile...). Que me conseilleriez-vous, pour commencer ?

(Je me demande tout soudain si je ne vous ai pas déjà posé cette question... Alzheimer, nous voilààà !)

Écrit par : Didier Goux | 26/06/2009

je ne crois pas, didier...à mon humble avis d'autodidacte, commencez par le petit ouvrage que lui a consacré Taguieff. (Freund, au cœur du politique chez Contretemps) sinon j'ai lu son traité sur l'essence du politique, plus ardu mais passionnant et trés imprégné de l'œuvre de carl schmitt.

Écrit par : hoplite | 26/06/2009

Suis d'accord que l'UE ne corresponde pas aux attentes d'un grand civilisé comme JF. Il reproche avec raison à l'Europe de s'être transformée en immense comptoir.

Son opinion n'est pas bête. La mondialisation suit par ailleurs le même parcours: à la poubelle l'héritage et l'identité culturels en faveur de la marchandisation.

Si Freund n'est pas si reconnu, peut-être est-ce en raison de son étiquette. On l'avait dit de droite. Érudit par surcroît. C'est du moins ce que j'en comprends après une lecture en diagonale de son entrée sur Wiki.

Écrit par : Trader | 26/06/2009

oui inuk, Freund a toujours été à l'écart du milieu intellectuel car même si issu d'un milieu ouvrier socialiste et résistant, il fut hostile à l'emprise du PC et à l'épuration sauvage de l'aprés guerre menée par la canaille bolchevique qui prit également le pouvoir dans le milieu universitaire à cette époque...
par ailleurs il est un des héritiers de la pensée de carl schmitt, théoricien du politique (au passé un peu sulfureux, proche de la konservative revolution dans la république de Weimar et de certains cercles nationaux socialistes...), à un moment où l'ensemble du monde enseignant et philosophique, hormis raymond aron dont il était proche, est marxiste.
enfin, il entretint des liens étroits avec le mouvement de la nouvelle droire, mené par Alain de Benoist (qui a bien peu à voir avec la "droite" traditionnelle actuelle, c'est-à-dire bourgeoise, libérale et libertaire...ce positionnement singulier et "identitaire" finit de l'exclure de l'intelligentsia du moment qu'il détestait cordialement d'ailleurs.

bref, une homme libre et courageux. ce qui ne court pas les rues évidemment.

Écrit par : hoplite | 26/06/2009

Ah je vois un peu mieux où il se situe, Freund. C'est rare, comme tu dis, puisque dans l'Europe du XXe siècle, les intellectuels d'envergure ont tous tombé dans le panneau marxiste (Gide, Sartre et bien d'autres) et c'était à la mode de s'aligner sur Mao ou Marx.

Il fallait effectivement du courage pour suivre une voie à part, si la nouvelle droite dont tu parles se distingue du néo-libéralisme.

Viens en parler sur F24/24!

Écrit par : Trader | 26/06/2009

la nouvelle droite, tu en connais un peu les idées car tu as souvent lu alain de benoist sur ce blog...il en est le fondateur.
c'est une mouvance intellectuelle riche et novatrice en rupture avec l'économisme bourgeois et le productivisme marxiste et progressiste. hostile à cette doctrine mondialiste du Même qui menace les identités singulières et collectives.
par essence anti raciste et hostile au darwinisme social mais ethno différentialiste.
des peuples, des territoires, des identités irréductibles, des conflits, un monde pensé comme plurivers (carl schmitt) et non comme soumis à quelques impérialismes destructeurs...

un peu sommaire: pour mieux comprendre cette doctrine révolutionnaire (si!)il faut aller sur le site du GRECE ou d'alain de benoist.

bonne idée le forum!

Écrit par : hoplite | 26/06/2009

Oui, effectivement, j'ai lu des extrait de de benoist sur ce blog, sauf que mises à part les idées sur ses positions sociales, je n'ai aucune idée du genre d'économie proposée qui se distinguerait de la néo-libérale.

Écrit par : Trader | 26/06/2009

c'est intéressant car adb reprend une partie de la critique marxiste des sociétés de marché pour la retourner contre Marx au motif que celui ci voyait le monde avec les même yeux de l'économie: une vision utilitariste, progressiste qui se situe sur le même horizon matérialiste que celle du capitalisme. D'un côté ceux qui pensent en terme de production et d'infrastructures (qui déterminent les superstructures sociétales et la manière d'agir de chacun), de l'autre, à l'autre bout de la chaine, ceux qui vénèrent la consommation et la croissance. (la société rêvée sans classes et sans exploitation de Marx serait-elle ce marché planétaire uniformisé et climatisé que nous construisent nos progressistes de droite et de gauche?)

le postulat d'adb est de sortir de cette vision strictement matérialiste du monde pour reconsidérer la place de l'homme dans son environnement, le cosmos, et aussi de reconsidérer la place de l'économie dans les sociétés humaines. ce qui ne veut pas dire abandonner le marché mais abandonner cette fuite en avant productiviste et consumériste qui nous mène droit dans le mur...réflexion reprise par certains penseurs de la décroissance.

Écrit par : hoplite | 26/06/2009

Je me souviens que tu en avais dit un mot là-dessus, à savoir que les deux visions étaient tout compte fait matérialistes à l'extrême.

Mais le problème reste le même: quoi faire au-delà des voeux pieux (l'Homme et sa place dans la Nature, libéré du productivisme)?

Écrit par : Trader | 26/06/2009

sûr il n'ya pas de solution miracle ou immédiate: c'est un combat idéologique: gagner les consciences, décoloniser les esprits de cet idéal marchand et utilitaire. le réchauffement climatique actuel (qu'il soit anthropique ou pas d'ailleurs) est un levier formidable pour cette prise de conscience planétaire du caractère destructeur de ce modèle de sociétés humaines.

en disant cela je n'entends pas retourner à l'âge de pierre ni vers un obscur totalitarisme vert, mais je crois dur comme fer qu'il faut repenser nos sociétés de façon radicale -et non violente. plus de mesure, d'équilibre, de respect de l'environnement.

vaste débat, tu en conviendras...

Écrit par : hoplite | 26/06/2009

Tout le problème est dans les mentalités à changer. À l'heure actuelle, tout le monde pense en terme de rentabilité à tout prix et au rapport qualité/prix, de sorte que le marché du travail et de la consommation est calibré de cette manière.

En principe je crois à ce que tes auteurs disent mais j'ai peine à croire que ce serait praticable.

Pire, on dirait que l'Hisoire humaine suit une marche fatale que rien ne pourra changer, aussi j'ai tendance à être fataliste en regard de l'espèce humaine. Moins en regard des destinés individuelles.

Écrit par : Trader | 26/06/2009

un peu de fatalisme ne nuit pas...mais je pense que l'on peut voir tous les jours que l'histoire est ouverte: tout est possible.

Écrit par : hoplite | 27/06/2009

Homo oeconomicus : le marxisme a été rejoint par le libéralisme. C'est dans les conseils d'administration que l'on rencontre le plus de personnes convaincues de la lutte des classes comme moteur et aboutissement. Il faut alors se débrouiller pour être du bon coté du manche....
marxisme : tu es comment tu travailles
libéralisme : tu es ce que tu consommes

Bien sûr, ni le marxisme, ni le libéralisme ne sont aussi vulgaires dans les "Textes" (Marx n'est pas un gros nul ! (cf Aron) ) mais dès lors qu'on rentre dans le champ du politique, tout se vulgarise pour être plus efficace et finit s'appauvrir. Je, tu, vous, nous, individuellement, nous ne sommes pas plus intelligents qu'il y a plus de 2000, parfois même bien plus idiots. Qui peut se prétendre plus éclairé qu'Aristote ?
Qui ? (sauf moi bien sur :-))

Écrit par : robespierre | 27/06/2009

"marxisme : tu es comment tu travailles
libéralisme : tu es ce que tu consommes"

c'est ça, le même monde désenchanté..
j'ignorais ce mot de "gros nul"!! me parait un peu abusif: il y a des tas de choses intéressantes chez le jeune Marx.

Écrit par : hoplite | 27/06/2009

c'est bien ce que j'écris "KM n'est pas un gros nul"
Il ne faut pas jeter le barbu avec l'eau du bain mais tout barbu ne mérite pas d'être garder bien sûr.

Écrit par : robespierre | 27/06/2009

"Il ne faut pas jeter le barbu avec l'eau du bain"
oh oh! suis d'accord avec vous robespierre! (votre lien semble ne pas être valide! quid?)

Écrit par : hoplite | 27/06/2009

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