13/09/2014
What else (2)
Suite du texte d'Hervé Juvin (trop lourd pour être publié en un seul post)
(...) 2 - Retour des territoires ; là où les hommes vivent, respirent, s’abritent, mangent, se rencontrent, c’est là ce qui compte. La politique de la survie ne sera rien d’autre qu’une politique de la ville et des autorités territoriales. Nous découvrons ce paradoxe. Pour traiter des phénomènes universels et mondiaux de l’environnement, il faut moins d’instances internationales que d’Etats en pleine possession de leur territoire. C’est tout le thème du « State’s building », qui prend place parmi les nouveaux principes majeurs de la Défense américaine ; il s’agit en quelque sorte de déléguer la fonction de la CIA ou, in fine, des Marines, à des Etats locaux, jugés responsables, éventuellement assistés de sociétés mercenaires, et tenus aux résultats en matière de conformité au droit qui leur est imposé. Il est plaisant d’affirmer que les notions d’ennemi ou d’adversaire n’ont plus cours ; la réalité est que tout Etat adversaire ou ennemi des Etats-Unis ou de ses alliés essentiels s’expose à être vitrifié, comme l’a été l’Irak, comme est menacé de l’être
l’Iran demain ; la haine se renforce de ne pouvoir s’exprimer. Une forme de bouclage juridico-politique est ainsi réalisée, au service d’une meilleure économie de la puissance de l’Empire. La posture des Etats-Unis qui ne reconnaissent aucune instance judiciaire extérieure (ni le Tribunal pénal international, ni aucune juridiction étrangère), qui font valoir fermement le privilège du souverain, seul habilité à juger ses citoyens selon ses propres règles, et qui imposent sans douceur l’extraterritorialité de leurs décisions, par exemple en matière de commerce ou de financements internationaux, est consistante. Les Etats-Unis savent ce que signifie une Nation, ce que veut dire souveraineté, et ils savent compter et nommer leur population. Qui le sait en
Europe ?
3 - Retour des Etats. Après la religion, l’Etat est ce qui a permis la survie collective en garantissant la terre, et en détournant la violence. Cette fonction redevient majeure. La montée des fonds souverains, la sortie du marché des matières premières, des ressources énergétiques, récemment du riz, la reprise du contrôle par les Etats de leurs ressources ultimes, marquent ce grand retour. Nous n’en avons pas fini avec la souveraineté et la légitimité. Les Etats-Unis, les premiers, semblent mesurer tardivement, mais enfin, qu’en la matière, une injustice vaut mieux qu’un désordre, et que la diplomatie des Droits de l’Homme y trouve son évidente limite. Que ceux qui souhaitent, au nom des Droits de l’Homme, l’explosion de la Chine, mesurent bien ce qu’ils déchaînent ! Sur les 141 pays en développement, une trentaine, selon Xavier Raufer, ne contrôlent à peu près rien sur leur territoire – dont une vingtaine en Afrique seule. Une convention mondiale sous l’égide de l’ONU est- elle la réponse ?
Le devoir d’ingérence signifie-t-il la mise sous tutelle étrangère de populations rebelles à se donner un Etat ? Les opérations de maintien de la paix et de défense des populations civiles, au nom de l’ingérence humanitaire, apportent-elles une solution, alors qu’elles correspondent souvent aux situations de pire violence pour les troupes impliquées, dans la confusion et la contrainte de l’émotion et des bons sentiments – des situations de guerre sans but de guerre? Dans tous les cas, chacun sent l’écart croissant entre la demande exponentielle de sécurités, portée par toutes les composantes de la société, et à la fois l’offre de sécurité, en cours accéléré de privatisation, mais jusqu’où ?, et les modalités de cette offre, qui nécessairement signifie un certain rapport entre la force, la violence et l’exemplarité. L’une des perspectives résultant de la sensibilité accrue aux risques s’ouvre d’ailleurs sur un fascisme vert, c’est-à-dire sur le contrôle de plus en plus individualisé de tous les éléments de la conduite individuelle, avec pour juste raison la sauvegarde du milieu pour tous.
4 - Déstabilisation de l’ordre économique, voire régression accélérée de la croyance économique, provoquant une détresse morale et existentielle, elle-même de nature à susciter la quête éperdue du collectif et des identités. « Le travail est la meilleure des polices », disait Nietzsche ; que se passe-t-il quand il s’agit de limiter la guerre à la nature ? Nous ne mesurons pas à quel point, sous le signe de l’indétermination, plus que des individus, nous avons fabriqué des isolés, c’est-à-dire des êtres sans repères, sans structures, donc capables de tout, et de toutes les violences. C’est la rançon de la mondialisation, et de la violence avec laquelle, sous prétexte de tolérance et de respect, nous avons écrasé la diversité du monde, fermé les niches géographiques et écologiques où des hommes poursuivaient leur histoire à l’écart de la nôtre.
Nous les avons invité, forcé à entrer dans la nôtre, ou ils sont morts ; quel exemple que la tentative de réduire les dernières tribus libres de la frontière pakistano- afghane, ou de liquider les populations des hauts plateaux indochinois ou boliviens, au nom des drogués de Harlem ! Nous n’avons pas mesuré à quel point nous allions donner le départ à une course aux identités dont les premiers effets sont déjà là, illisibles dans nos critères économiques et juridiques. Le recours aux intermédiations collectives pour assurer la survie est déjà engagé ; nul ne se bat tout seul, nul ne dure longtemps seul.
5 - Recherche de puissance. Face à des menaces vitales, face à la pression du développement, à la violence du totalitarisme de l’économie, le retour ou l’accession à la puissance est une aspiration de peuples et d’individus en proie au déracinement et à l’isolement, dont la fierté est ou sera le premier motif d’agir. Qui dira ce que la fierté rendue aux Russes par Poutine après le pillage de leur terre dans les années 1990 signifie pour l’avenir de l’Europe ! Qui dira ce que la conscience d’en finir avec deux siècles de pillage et d’humiliation signifie pour la Chine et pour l’Inde ! Et qui mesure que l’Islam représente, pour quelques centaines de millions d’hommes et de femmes voués à la misère de l’individu consommateur, la seule voie ouverte vers la dignité ! Seules, des collectivités puissantes garantiront aux leurs les conditions de la survie, par la force au besoin. La puissance politique et militaire ne peut pas manquer d’apparaître comme la sauvegarde de ceux qui se sentiront démunis face au marché et aux règles de l’économie. Et la conjonction de la hausse des prix des biens réels, du développement et de la diffusion universelle des systèmes et des méthodes a cet effet ; la puissance se rapproche de la population, et le moment est proche où les deux pays les plus peuplés du monde seront aussi parmi les trois plus puissants.
Il faut éviter à ce stade les facilités qui consistent à déplorer la faiblesse des Etats et des démocraties. La science, promettant le dévoilement de la vérité, la rendant accessible à chacun, convainc plus efficacement que les révélations divines. Le droit de chacun de débattre librement de ses intérêts et de se prononcer parmi tous selon ses intérêts, assure un fonctionnement social plus efficace que l’autorité imposée d’en haut. Et il n’y a pas de doute à ce sujet ; ce n’est pas de l’extérieur que la démocratie est menacée, mais de l’intérieur, par des forces qui lui sont essentielles, celles du droit, celles de l’individu, celles du libéralisme, mais qui menacent de la dépasser et de faire naître autre chose, qui part de la démocratie, et qui n’est plus la démocratie.
La question n’est pas celle de la faiblesse de la démocratie, elle est celle du point imprévu où le libéralisme se tourne contre la démocratie, d’une part, d’autre part du point où le libéralisme déclenche des forces qui sont destructrices de cette clôture nationale qui permettait aux peuples d’agir. C’est peu de dire que sur les OGM, sur les migrations de masse, sur le principe de précaution, la démocratie est tenue en marge, notamment par les difficultés de l’expertise indépendante – si du moins par démocratie il faut entendre l’expression libre de la volonté majoritaire et du choix populaire.
Nous avançons dans la nuit et dans l’orage vers un monde westphalien ; le monde des Etats nations sorti du traité de 1648. Et nous avons assez déploré les excès de l’hyperpuissance pour nous effrayer déjà de l’ère des puissances relatives – du moment où plusieurs superpuissances vont se partager le monde, leur monde (non sans raisons ; car le passage au temps des puissances relatives, rien moins qu’assuré compte tenu de la supériorité militaire écrasante des Etats-Unis, est aussi celui de tous les risques ; un empire ne rentre pas dans le rang sans vouloir éprouver jusqu’à la fin les vertiges de la puissance, et sans vouloir s’assurer des gages pour l’avenir). Cette avancée imprévue bouleverse le projet libéral, le contraint à se redéfinir, à mesurer ses limites, et peut-être à envisager qu’autre chose, un jour, puisse le recouvrir. Elle se traduit pour nous par ce défi ; produire le monde, ou sinon le perdre – être en danger réel et immédiat de nous trouver balayés par la nature. Elle se traduit moins par le retour annoncé du politique, que par cette redécouverte ; l’économie est le moyen d’autre chose, qui est plus qu’elle. Les guerres de l’eau, les grandes migrations de la faim et de la soif, les conflits naissants pour l’énergie, pour le climat et pour l’espace habitable, sont devant nous. Qui les affrontera ? Savons- nous même les concevoir, pour en anticiper le cours et pour essayer de peser sur lui, d’abord pour nous peser ?
3–Verslaguerre?
« Le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie mérite d’être vécue » Bob Kennedy, discours du 18 mars 1968, une semaine avant d’être abattu
Les discours, les rapports, les commentaires, et parfois les décisions, qui se consacrent au sujet de la Défense, tendent tous à considérer que la guerre est hors de propos, et que les questions d’identité, d’indépendance et de liberté nationales ne se posent plus sous le signe de la guerre. Belle assurance, qui justifie qu’après le temps de la dissuasion, puis celui de la professionnalisation, soit venu celui de l’intégration. Belle assurance, dont notre analyse tend à considérer qu’elle pêche à la fois par naïveté, par ignorance, et par facilité ; en temps de paix, quel est l’arbitrage plus facile que la réduction des budgets de la Défense, et quelle solution est plus facile que le déport sur ses alliés du soin de sa défense !
Un monde petit, rare, compté, ne laisse pas d’alternative ; nous allons récolter les fruits barbares du désir que nous avons semé dans le monde, des promesses que nous avons faites et que nous ne tiendrons pas. L’évènement historique actuel, considérable, est que le projet libéral a diffusé dans le monde une envie ravageuse, impossible à satisfaire, au moment même où il s’employait à détruire ces moyens de la paix, ou de l’arrêt de la violence, que sont les religions, les hiérarchies sociales, et les Etats ( lire René Girard, Achever Clausewitz, 2007 ).
L’économie s’est vue demander de faire société. Son échec à y parvenir est celui de la réduction de chacun à sa fonction économique, celui de l’anéantissement de tous les repères et de toutes les structures, celui de la déliaison, celui, pire encore, du sens tragique de la vie. Cet échec lie directement crise économique et crise géopolitique ; de même qu’il a été demandé à la croissance de produire la paix et la confiance dans un monde rendu un par l’argent, le commerce et l’envie, de même l’échec de la croissance peut produire la défiance, l’envie, la haine et le ressentiment, de même il prépare la guerre de tous contre tous.
La sortie des frontières, des institutions et des autorités, a toutes les chances de créer les conditions de conflits insaisissables, de violences irrépressibles parce que sans auteurs repérables, avoués, revendiqués. Le temps de la violence sans projet, des guerres sans armées et des conflits sans limites parce que sans frontières est venu. Les tensions qui se développent opposent des groupes qui ne savent pas les gérer, parce qu’ils ont depuis longtemps considéré qu’il n’y avait plus de motifs légitimes au conflit ou à la guerre, parce qu’ils ont été formés à considérer toute violence comme illégitime. Comme la pédophilie et la religion, la peine de mort fait partie des sacrilèges de sociétés qui font tout pour se débarrasser de la transcendance, et pour oublier qu’une croyance est ce pour quoi on tue aussi bien qu’on meurt.
La perte des repères, des structures, qui est le fait d’une majorité d’Européens, exerce déjà, exercera des effets considérables sur le passage à la violence ; car elle la libère, car elle défait toutes ses entraves, et elle n’aura pas plus de limites que la soif de l’enrichissement ou celle du plaisir n’en ont connu avant elle. Et les guerres qui viennent, qui ne seront le fait d’aucune institution, d’aucune force constituée comme les Nations, les Royaumes ou les Empires pouvaient l’être, comme les religions ou les sectes l’étaient aussi, qui ne seront ni des guerres nationales, ni des guerres civiles, n’en seront que plus inextinguibles. Il faut en être certain ; le désarmement de la Défense nationale, loin de préparer la paix, s’inscrit dans le processus d’explosion de la violence généralisée, d’autant plus terrible qu’elle sera sans cadre, sans structure, sans but de guerre.
L’Europe n’a pas de drapeau. A la différence des Etats-Unis, de la Chine, de la Russie, la passion nationale ne l’anime pas. Est-ce la faiblesse que l’on dit, la faiblesse que l’on croit ? Seuls ceux qui jugent riches d’avenir et de paix les passions des Américains, des Chinois, des Russes, peuvent le croire. A considérer les succès respectifs des Soviétiques et des Américains en Afghanistan, à mesurer la haine qui entoure l’illégitimité des interventions américaines et leur mépris superbe du droit des autres, à voir la défiance qui plombe chaque pas en avant de la Russie, l’inverse est probablement juste ; le savoir modeste, complexe, prudent de l’Europe en matière de relations collectives, de liens et de puissance, a probablement plus d’avenir que les certitudes manichéennes des Croisés du Bien. La science des compromis, la longue pratique des conflits mesurés, le savoir horrifié des extrêmes, forment un capital européen actuel.
La quête subtile par l’Europe des séparations pertinentes, des distinctions justes, a probablement plus de portée que les découpes au sabre de l’Amérique, de la Russie ou de leurs ennemis. La capacité suprême, celle d’hésiter, celle de ne pas savoir, celle de ne pas s’engager, pourrait faire la différence au profit d’une Europe qui sait le poids des armes et qui ne compte plus ses morts. Et l’affirmation de principes rigides, fermés et clos, est probablement la source la plus certaine du conflit et de la guerre, à l’opposé du savoir mou de l’Europe. Le combat pour le « soft power », celui des normes, celui des représentations, celui des idéaux, est infiniment plus ouvert qu’il ne l’a été. Les compromissions américaines, leurs mensonges, le biais des balances qui pèsent les actes de leurs alliés et ceux des hommes libres, leur ont depuis longtemps valu la perte de leur légitimité, et la montée de la haine qui entoure chacun de leurs gestes.
Au point que la proclamation d’un Occident refondé, la manifestation de la solidarité avec l’Amérique, est bien capable d’exercer de funestes conséquences pour ceux qui ne mesurent pas le caractère maintes fois surréel de pareilles manifestations. Nous avons été les mêmes, nous ne le sommes plus. Nous avons été alliés, nous le sommes encore quelquefois. Nous comprenons de moins en moins les mêmes choses, nous percevons de moins en moins le même monde, et ce qui nous unit se réduit de plus en plus, à mesure que ce qui nous sépare s’approfondit.
Si la Défense a encore pour but la protection des Français, nous devons fermement nous en tenir à cette certitude ; la première menace des dix ans à venir ne vient pas du terrorisme, elle ne vient pas de l’Iran ou de l’Amérique, elle vient de l’environnement. C’est l’environnement au sens large qui risque d’être le déclencheur des bombes démographiques, religieuses, économiques, qui s’accumulent. L’espace de la Défense nationale est celui de la survie des Français, dans un monde qui ne fera pas de cadeau, qui a faim, et qui n’en a pas pour tout le monde. Et cette menace est chaque jour plus informée, mieux établie, donc plus susceptible de prévention, de rétorsion et d’intervention. Il n’y en aura pas pour tout le monde. La menace lointaine de la procédure aura peu d’effets dissuasifs pour ceux qui devront survivre.
Et la régulation par la pandémie, par la faim, et par la guerre, et les migrations de la soif ou de la faim, produiront demain les effets qu’elles ont toujours eus ; ramener la population humaine au niveau compatible avec celui que la planète peut soutenir. Inconcevable ? L’empire de la conformité qui s’étend prépare assez bien les bonnes consciences des exterminateurs de demain. Il y a un moment où il faut revenir à Antigone et à la règle. Il y a un moment où l’humanité c’est sortir de la règle et de la conformité.
Et il faut en revenir au constat de Tocqueville ; c’est dans la conformité à la règle du contrat, dans l’ordre, sans haine et sans passion, qu’ont été exterminées les populations indiennes d’Amérique du Nord, et c’est avec la même bonne conscience que l’Amérique prétend donner au monde des leçons d’humanité et imposer sa version de la démocratie ; faites ce que je dis, oubliez ce que j’ai fait. Et le modèle à l’œuvre dans le monde est toujours celui-là – celui du droit supérieur du meilleur exploitant économique. Au point que ce qui fait tenir ce monde et nos sociétés, c’est ce qui est antérieur au libéralisme, et c’est ce qui résiste à l’Etat !
Il faut considérer longuement la question sans en avoir les yeux incommodés, selon le principe napoléonien. L’apparence est à la confusion du monde, à la complexité multipliée, à la sortie de tous les repères et de toutes les structures. Elle est à l’absence de lois. C’est seulement que nous ne voulons pas les voir. La réalité est à la marginalisation de l’appareil de Défense dans le système de sécurité globale ; la Défense suppose un ennemi extérieur que nul ne voit plus, ou n’ose plus voir, faute de nommer la menace et de compter les facteurs d’affrontement.
Les discours sont au dépassement de tout ce qui a fait la vie des hommes quand ils dépendaient de la terre qui était sous leurs pieds. Mais ils n’en sont sortis que pour mieux y revenir. Les hommes vont se battre pour survivre, ou ils vont s’unir pour se projeter dans un monde meilleur, sorti de la nature ; et beaucoup vont mourir. Les deux sont probables. Les conflits d’intérêts sont de toujours, ils vont redevenir légitimes, ils vont se dérouler sur les bases les plus traditionnelles ; la possession de la terre, des femmes, des trésors. Un monde petit, compté et rare est monde de conflictualité forte.
1 ) La montée de la conflictualité est acquise. Il n’y en aura pas pour tout le monde dans un monde petit, compté et rare ; et nous sommes bien près de retrouver les conditions de la constitution des sociétés politiques, qui résidaient, voici cinq ou six millénaires, dans cette Mésopotamie qui vit au rythme des crues du Tigre et de l’Euphrate, dans cette Egypte qui vit des crues du Nil, du besoin de survivre. Les envies, les ambitions, les volontés du progrès telle que la promesse libérale d’une orientation historique favorable les a stimulées, immanquablement se heurtent. Toutes les conditions des conflits à venir sont là, sont déjà là. Elles nous obligent à la fois à abandonner toute idée de retour – on ne revient jamais en arrière – et à engager un effort considérable pour sortir des idées toutes faites et du prêt-à-penser libéral.
Le deuil de la diversité en est responsable. Nous vivons la situation pour nous inouïe où ce qui menace est ce que nous avons fait de mieux, où nous souffrons de nos vertus et pouvons périr de nos sujets de fierté. Chaque ONG de développement, chaque euro d’aide, chaque discours sur les droits universels, contribue à la destruction de cette diversité qui a été notre viatique. Les Vikings avaient à peine eu besoin de combattre pour repousser des Eskimos pour eux préhistoriques, installer leurs vaches et planter du blé au sud du Groenland, dans le petit été arctique de la fin du premier millénaire, quand l’herbe verte couvrait ce qui avait été, ce qui sera le grand désert blanc. Trois siècles plus tard, ils se dévoraient les uns les autres ; nous avons retrouvé leurs cadavres congelés, et les restes d’horribles festins, quand le petit âge glaciaire fit se refermer la niche écologique fragile où ils s’étaient installés. Les Eskimos ont retrouvé leur banquise, pour mille ans. Dorénavant, nous avons une humanité unique par un désir unique, dans un espace compté, mesuré, et fermé au plus grand nombre. Ce qui a fait la paix pendant cinquante ans, l’extension indéfinie de la promesse d’abondance, et la représentation universelle de la société d’abondance, va faire la guerre de demain.
2 ) La conflictualité n’est pas le fait de la nature, mais du régime de croissance imposé au monde et de son universalisme. L’actualité est girardienne, et elle est à l’Apocalypse du désir mimétique de l’Occident. Le danger vient de l’extension indéfinie du principe même qui a fait notre force. Nous avons répandu dans le monde le principe de la croissance illimitée et du désir sans limites qui la sous-tend. Nous en retirons la convoitise illimitée pour des biens limités, dont nous usons et abusons, provoquant l’insatisfaction, le ressentiment, et la haine. Le mimétisme du désir est le terrifiant mécanisme auquel la religion, puis l’Etat, puis la Nation ont été chargé de mettre fin.
Et elles y ont mis fin en organisant des dispositifs qui limitent la violence, notamment en organisant des séparations, ces séparations dont Pierre Manent explique qu’elles sont la base même de la démocratie. C’est à ces séparations que le régime de la croissance infinie a entrepris de mettre fin, auxquelles le projet libéral s’attaque pour ne laisser devant nous que l’unité totale du genre humain- c’est-à-dire la guerre de tous contre tous. La machine giraldienne du mimétisme est en route, et elle est en route dans un monde sans limites, c'est-à-dire dans un monde qu’elle peut ravager totalement :
Nous avons enseigné à tous à désirer ce que nous avons. Ils le désirent, nous n’en avons que pour nous, il n’y en aura pas pour eux. Ils vont nous haïr d’autant plus fort qu’ils nous admirent, d’autant plus fort qu’ils devraient nous aimer pour leur avoir révélé qu’une vie meilleure existait, et leur avoir fait humer ses parfums. Donner envie de ce que je possède et ne peux partager est la mère de toutes les guerres. La figure est la plus violente peut-être de toutes celles qui le suggèrent ; le commerce diffère de la guerre par son intensité, pas par sa nature. Clausewitz, dans « De la Guerre », analyse avec lucidité un mouvement qui prend une saisissante actualité, au moment où le commerce est devenu planétaire, comme le désir de biens et services communs, au moment où les séparations qui placent des corps, des objets, des relations, des services, hors marché, hors commerce, tendent à disparaître les unes après les autres. Le mouvement par lequel se répand la convoitise est identique à celui qui conduit aux extrêmes. Et le mouvement qui universalise le contrat, le marché et le prix, est celui-là même qui prépare la guerre de tous contre tous, et d’abord en faisant de la vie un objet de contrat.
3 ) Les cadres qui ont mis la guerre hors la loi, depuis 1945, et qui ont organisent effectivement la substitution de la guerre contre la nature et de la concurrence de marché éclatent. La primauté économique attachée à la destruction de la capacité politique des nations et des communautés a permis à la croissance réelle des consommations de ménager un espace de paix, non sans prix. Son achèvement crée les conditions du ressentiment et de la guerre de tous contre tous. A l’évidence, si la défense a bien pour but de produire la survie, un nouveau front est ouvert, et c’est celui qui fait suite à la guerre que nous avons livrée contre la nature, depuis deux siècles, une guerre que nous avons gagnée, et qui nous laisse contre un ennemi inconnu. Les buts de guerre sont manifestes.
1 - Guerres pour l’accès aux nouvelles raretés dont dépend la survie ; espace, eau, énergie, nourriture. Ces conflits ne passeront pas par le marché. Le droit des contrats ne sera pas longtemps tout puissant devant la nécessité de la survie. Les conflits pour les ressources ultimes sont déjà présents, ils se multiplient, ils organisent la plupart des tensions internationales.
2 - Guerres pour l’occupation des sols, effet des migrations les plus importantes depuis les temps barbares dont nous oublions qu’à l’époque elles avaient peu l’aspect d’épopées militaires, mais plutôt celle de la simple pression irrésistible de masses démographiques mises en mouvement par la nécessité de survivre ; les armées vont avoir à apprendre à protéger le territoire plus qu’à se battre, non contre des ennemis armés comme eux, mais contre des invasions de masse. Nous entrons dans un monde plein, c’est-à-dire un monde où chaque mouvement de l’un touche, concerne et gêne les autres. L’image du RER le lundi matin vaut celle de Hong-Kong les jours ouvrables ; la concentration urbain n’en est qu’au début, faire et vivre la ville devient un art à enjeu élevé, mais la violence sera là.
3 - Guerres pour l’imposition des normes et des règles dont dépend la survie de communautés, survie plus morale et spirituelle qu’économique. La question des identités multiples (Sen), des appartenances relatives et des religions meurtrières (Barnavi) est devant nous. La confusion du monde, l’importance passée, actuelle et surtout à venir des phénomènes de migration de masse promet des révisions déchirantes sur ces questions. La défense des modèles français ou européens peut passer à terme par des opérations de type militaire sur le territoire national, de manière analogue à ce qui a lieu au Liban. L’armée va retrouver un de ses rôles qui est d’assurer la possession de leur territoire aux Français, et leur capacité à s’autodéterminer. Si la guerre est bien, selon Clausewitz, « l’acte de violence destiné à obliger l’adversaire à exécuter notre volonté », les états de guerre vont se multiplier à mesure que les tentatives d’obliger son voisin, son concurrent ou son allié à exécuter sa volonté vont croître.
4 ) La question porte sur notre situation stratégique face à une situation que l’on ne veut pas voir.
L’Europe dans le monde et la France en Europe poursuivent un mouvement très particulier, qui les sépare de la conscience du reste du monde, de ses enjeux et de ses réflexes. Il n’est pas faux de dire que le mélange du libéralisme des mœurs, des droits et de l’économie, va plus loin qu’ici qu’à peu près partout ailleurs dans le monde, et surtout aux Etats-Unis, dont le libéralisme économique s’accommode d’une subordination étroite des mœurs privées au jugement collectif, dont l’attachement à la liberté culmine dans la liberté de travailler, de faire valoir ses forces et de défendre ses biens et les siens. La plupart des articles de la foi libérale dont le catéchisme imprègne les consciences françaises vont être mis en défaut. Les composantes traditionnelles de la puissance que sont la démographie, l’âge moyen de la population, la résolution à agir, la consistance du collectif, sont en train de réapparaître ; même pour ceux qui considèrent qu’il n’y a pas de limites à la corruption, il y a les limites de la capacité à payer pour cacher la réalité et pour qu’elle n’éclate pas.
Nous sommes particulièrement mal armés pour envisager la situation. Pas en raison du libéralisme, qui affaiblirait l’Etat. En réalité, un gouvernement qui règne d’en haut par l’autorité est beaucoup moins solide que celui qui repose sur l’accord sans cesse renégocié de chacun à la poursuite de ses intérêts ; les intérêts individuels lient davantage que les grands projets collectifs, le temps du moins qu’ils peuvent être poursuivis. D’abord en raison de la censure qui interdit de nommer, de compter et de dire. La parresia étudiée par Michel Foucauld, la capacité de dire la vérité, sa vérité, pour les autres, au besoin contre les autres, au risque du bannissement ou de la vie, est une condition vitale de la démocratie. En France particulièrement, substitution des mots et des intentions aux actions et aux choses, nominalisme et pensée correcte, règnent en maître ; ce sont les adversaires de toujours de la pensée stratégique. Qui a mesuré ce que la création d’un délit d’opinion a signifié dans une République française, qui s’est voulue terre de la liberté d’association, de pensée et de débat ?
Ensuite, en raison de la saturation de l’opinion par le projet libéral, qui occupe moins seulement l’économie que la société, et par le biais malin de l’ultragauche. La société est prise en tenaille entre l’intérêt libéral de la droite modérée, à peu près entièrement ralliée au marché parce qu’il lui permet d’exprimer ses atouts et de rallier le plus grand nombre – thématique de la société du risque, des opportunités, naturalisation du marché, etc. - et surtout de la gauche de la gauche ultralibérale en matière de mœurs, qui crée le terrain du libéralisme absolu.
Il faut mesurer la course historique très singulière du libéralisme qui a fait son nid dans la descendance des mouvements trotskystes et autres, s’est recyclé dans la défense des Droits de l’homme, est parvenue à marginaliser le fait majoritaire, c’est- à-dire la capacité des Français à décider de ce qui les concerne, et a proclamer le droit de libre établissement des populations, mère de tous les libéralismes, parce que dissolution de toute mutualité. La France a manifesté dans cette direction une naïveté confondante, avec au passage un rétablissement saisissant de la censure morale. Enfin, en raison du prisme des Droits de l’individu absolu, qui nous rend incapables de penser le collectif autrement que comme l’addition des préférences individuelles, qui rend illisibles les mouvements des passions et des engagements collectifs, incapables plus encore d’anticiper et de comprendre des démarches qui ne soient pas dictées par l’intérêt à court terme de « l’idiot rationnel ».
5 ) La question porte sur la légitimité des conflits. Notre monde libéral ne supporte pas l’idée d’une extériorité et se livre avec une violence inconcevable à la suppression de toutes vraies différences, qui comportent le risque inacceptable de l’étrangeté et du jugement ; quel aveu derrière la permanente affirmation du caractère universel de nos valeurs, de nos modes de vie, du marché ! Quelle naïveté derrière la justification forcenée du marché comme état de nature, un état de nature jamais perçu par aucun des ethnologues qui ont observé les sociétés d’avant l’invention du marché ! Et quelle violence inaperçue derrière nos pratiques de développement, qui liquident un patrimoine immatériel de mœurs, de politiques, de sociétés, sans un regard ni un remords pour les pertes qu’elles laissent derrière elles ! Nous en sommes au point où il est impossible, impensable, et interdit, de désigner un ennemi. Au terme des nouvelles aventures du rapport entre l’individu et le collectif, il ne saurait plus y avoir dans le monde que des tâches de simple police, de sécurité intérieure, puisque notre monde béni de la croissance ne saurait plus avoir d’extérieur.
Seule, la défense des Droits de l’homme justifierait l’engagement des armes, de manière assez paradoxale puisque certains qui bannissent la peine de mort sont aussi les plus interventionnistes dès que l’ordre semble menacer la liberté. Qu’importe si ces tâches de police sont un peu rudes, demandent des chars, des avions, et pourquoi pas des armes nucléaires propres ? Il ne s’agit pas de guerre, puisqu’il n’y a pas d’Etat pour les déclarer, pas d’Etat non plus pour les arrêter, et puisque le bien est leur but, qui n’est pas un but de guerre. L’idéalisme occidental précipite le monde dans un conflit sans fin, parce qu’il n’a pas de but, sans fin parce qu’il n’a pas de frontière, sans fin parce qu’il n’a pas d’auteur.
Nous refusons d’admettre qu’il y ait des différences d’intérêts entre Etats, entre communautés, entre collectivités, que ces différences soient légitimes, et que dans certains cas des risques de guerre peuvent apparaître. L’hystérie européenne qui entoure la question de la peine de mort ou bien celle de la détention d’armes par les particuliers est symbolique. Si la liberté et l’honneur ne valent jamais le risque de guerre, le risque de mort, alors sont perdus et la liberté et l’honneur. Le sacré commence quand je préfère quelque chose ou quelqu’un à la vie.
L’achèvement du projet libéral, tel qu’il trouve sa forme aigüe dans l’exercice de droits de l‘homme devenu arme de destruction massive de nos démocraties, comme ils l’ont été de l’URSS, transforme la notion de guerre et tend à la contourner pour la vider de son sens en postulant qu’il suffit de déserter pour ne pas être tué, d’émigrer pour ne pas être contraint, ou de se rallier et de s’adapter si l’on y est obligé. Est-il besoin de faire retour sur les liens maintenus entre de grandes sociétés nord- américaines et leurs consœurs allemandes pendant la Seconde guerre mondiale ? Le libéralisme économique finit par s’accommoder de toutes les situations qui assurent la croissance, mieux, il finit par les préférer. Et nous n’avons pas fini de découvrir ce que la privatisation de la guerre, qui fait de tout conflit une occasion de réaliser du chiffre d’affaire et de faire croître ses bénéfices, peut faire naître de monstres (lire Ramu de Bellescize « L’armée française de la Yougoslavie à l’Afghanistan », dans Liberté politique, été 2008, et Naomi Klein, « The shock doctrine », 2008, Random House).
6 ) La question porte sur le fait national. La Nation, le nationalisme ont été chargé de tous les défauts. Sans doute. Ils correspondaient pourtant à un stade d’élaboration du collectif qui reléguait en arrière la race ou la religion ; la Nation était d’abord ce commun qui primait les autres déterminations, les autres appartenances ou identités. Quand tout homme, toute femme, sont d’abord Français, Allemands ou Canadiens, ils sont moins catholiques, israélites ou athées, ils sont moins blancs, noirs ou juifs, que si la nationalité n’était pas leur identité dominante – non qu’elle soit exclusive ; qu’elle domine, dépasse et en quelque sorte réconcilie les autres en les dépassant. Ils peuvent d’autant plus aisément, impunément et sans risque être ce qu’ils sont ou ce qu’ils croient, parce qu’ils sont d’abord et ensemble cela – Français, Américains, ou Européens. Ceci désarme cela, dans le même temps où ceci protège cela. La nationalité comme intermédiaire vers l’universel aurait-elle perdu ses vertus ? Les Etats-Unis n’en ont rien oublié, qui savent que le nationalisme le plus affirmé est la condition de l’intégration, qui consacrent de très loin le premier budget mondial à leur défense, et qui n’ont jamais subordonné leur respect des traités et des conventions internationales à autre chose qu’à leur intérêt national. En ce sens aussi, leur Occident est-il encore le nôtre, à nous Européens qui attendons le salut du droit, soucieux d’acheter au monde les gardiens de nos vieux jours ?
L’avons-nous oublié ? Quand la Nation se défait, il n’est pas certain que ce soit l’humanité qui progresse. Nous n’avons pas pris garde au fait que le passage de la Nation à l’Empire, ou à la ville-Etat, est une régression historique, qui signifie que la consistance sociale se dissout et devra se refaire ; et le risque est grand qu’elle se refasse sur ses bases de toujours, qui sont religieuses et raciales. Le risque ne vient pas de l’histoire, d’un retour qui n’arrive jamais, il vient de ce qui se joue dans le projet libéral quand il se tourne contre la démocratie, quand il supprime la capacité collective d’agir et d’être autonome, et qu’il prend le risque de déconstruire les identités nationales pour ne laisser que le substrat des différences antérieures.
La confrontation proche avec les effets des nouvelles raretés, c’est-à-dire l’obligation d’être dans un collectif pour s’alimenter, pour avoir accès, pour seulement survivre, va renouveler la question. Il n’est pas certain qu’aucune des structures qui occupent la scène – ONG, communautés virtuelles, entreprises, etc. – aient la moindre chance dans ce domaine, tant leur manque la durée, la consistance, et cet attribut oublié ; la souveraineté.
Le défi de « produire le monde » s’inscrit ainsi non dans l’économie, mais dans la stratégie. Il est le nouveau moyen de prévenir les conflits et d’éviter la guerre de tous contre tous. Si la guerre contre la nature a été le moyen passé de la paix à l’ère industriel, la production d’un monde sorti de la nature sera le moyen de la paix future, et celui de notre survie.
Conclusion
La guerre change de nature, le mot reste actuel. La Défense sort de la Nation, et l’armée cherche ses missions. C’est l’effet de la sortie de nos démocraties. Comme l’analyse Marcel Gauchet dans : « L’avènement de la démocratie – 1 », le fait politique majeur de ce début de millénaire est que nous consacrons la diversité à l’intérieur de nos pays, tout en n’admettant plus que l’unité entre les pays. Chacune, chacun, peut infiniment faire valoir ses droits à être différent à l’intérieur ; mais tous les Etats doivent se conformer à ces droits de l’individu, au prix de leur souveraineté. Avènement de l’individu, mais dépossession d’un avenir commun, d’un projet partagé, et de la capacité politique à agir par le vote. La primauté absolue de l’individu, à laquelle aboutit la dérive des Droits de l’homme, vide de son sens le débat politique, prive un peuple de sa capacité à agir, remplace le vote par le droit et fait de la démocratie une matière de procédure et de conformité.
Dans ce mouvement, il faut penser l’inconcevable ; le retour de la guerre. La situation est d’autant plus paradoxale que la représentation d’une planète unifiée par les Droits de l’homme, la mise hors la loi de la guerre et l’universalisation du marché, fait de celui qui recourt aux armes, non un ennemi, mais un délinquant. La qualité de guerrier refusée à celui qui prend les armes, puisqu’il le fait dans une structure non étatique, puisque aucun Etat ne peut soutenir longtemps une guerre contre les gendarmes de l’ordre international, sauf dans les rares marches de l’Empire, supprime tout ce que la civilisation avait apportée dans les relations de guerre. La civilisation de la guerre, telle qu’elle est sortie de l’Occident chrétien avec la chevalerie, puis les armées de mercenaires, est morte au XXè siècle. Il serait imprudent d’y voir un progrès.
La haine sera sans fin, le mépris aussi, et les conditions de la guerre totale sont réunies, puisqu’un des adversaires ne pourra rien attendre de l’autre, puisque le seul but de chacun sera la destruction complète de l’autre, puisque l’ensemble des structures qui pouvaient limiter la violence a été défait par l’avènement de l’individu. La seule vraie faute politique en matière d’interventions extérieures consiste à dire qu’on ne négociera jamais, ce qui signifie qu’on poursuit non un but de guerre, mais l’extermination de l’autre.
Promise à devenir cette Eurabie ignorée ou redoutée, l’Europe saura-t-elle jouer la partition que l’histoire lui enseigne, et qui l’éloigne des Etats-Unis autant et peut-être davantage que d’autres mondes anciens comme elle, parfois plus qu’elle, que sont l’Inde ou la Chine ? Le savoir que tout est relatif, que les compromis valent toujours mieux que l’absolu, que les plus grands malheurs viennent de la poursuite des plus grands idéaux, que la modération, la retenue et l’indifférence sont aussi des qualités essentielles en matière de politique internationale, a été assez chèrement appris pour la placer dans une situation exceptionnelle de lien, d’intermédiaire et d’éclaireur. Partition difficile, partition vitale. C’est que le temps presse. Avec d’autant plus de violence les forces d’un monde unique, d’un marché des hommes et d’une dissolution de tous les collectifs auront ravagé le monde, avec d’autant plus de forces les puissances de la diversité, de l’éloignement et de la distinction vont rétablir la diversité, l’éloignement et l’altérité. Voici venir le temps des discriminations nécessaires, des frontières salvatrices et des séparations fécondes.
Cette sortie de la confusion a toutes les chances de se dérouler rapidement, sous l’égide de la faim, de la soif, et de l’obligation de survie, sous l’égide aussi de la perte de l’autorité morale des Etats-Unis. Rapidement, et brutalement, les conditions de la fondation des sociétés politiques, qui sont la volonté de survivre ensemble, sont recrées. Les effets cumulés de l’effondrement des services gratuits que la nature rendait à l’homme vont redéfinir les communautés, rendre sa valeur au territoire, et actualiser la lutte pour la survie de ceux qui ne veulent pas mourir. Le voile de l’abondance jeté sur les passions et les envies en se retirant va rappeler à tous les vraies raisons de vivre et de mourir des hommes, ce qui s’appelle survivre, croire, et se battre. Autant le dire, la conviction qui anime cet essai d’anticipation des ruptures stratégiques liées aux nouvelles raretés n’est pas optimiste.
Il faut croire qu’un effort immense d’invention, de production et de financement va permettre de « Produire le monde » ; il faut se préparer à vivre des moments d’une intensité difficile, et surtout à laquelle rien ne nous prépare avant de basculer dans l’autre monde, qui sera pleinement le monde de l’homme, par l’homme et pour l’homme. Autant le dire aussi, l’autre conviction de cet essai est que rien ne va autant bouleverser la chose militaire que l’environnement, à moins que ce ne soit la stratégie militaire qui anticipe et qui pèse sur les sujets d’environnement. Il pourrait y aller de notre survie, ici, sur ce promontoire occidental de l’Eurasie qui a les chances de devenir une terre vide, qui demeure une terre riche, qui est donc une terre désirée, qui sera une terre à prendre.
S’il fallait désigner une rupture stratégique, c’est bien celle-là ; la guerre menée contre la nature depuis la première révolution industrielle est devenue une guerre contre la survie de l’humanité. Ses effets, et les effets de ses effets, n’ont pas fini de nous atteindre ; nous les déplorons, nous chérissons leurs causes. Comme toute menace pour la survie, elle précipite la nouvelle division du monde entre ceux qui veulent survivre ensemble, et ranime de très anciennes séparations, perdues, mais essentielles. Et elle touche l’Europe au cœur de la singularité qui lui fait croire qu’on peut indéfiniment acheter le confort de la paix à ses ennemis, le faire payer à ses amis. Nous continuons de la livrer, sans espoir, tant nous nous battons contre notre survie. Et cette grande guerre de notre temps de paix, conduite dans la méconnaissance générale, a toutes les chances de provoquer de petits et de grands conflits, qui ne se résoudront pas par de belles paroles, de beaux sentiments, ou de belles valeurs, parce qu’ils répondront à ce but éternel des hommes organisés en Nations; la survie.// Hervé Juvin, 2014.
11:45 | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
La Nation, le nationalisme ont été chargé de tous les défauts. Sans doute. Ils correspondaient pourtant à un stade d’élaboration du collectif qui reléguait en arrière la race ou la religion ; la Nation était d’abord ce commun qui primait les autres déterminations, les autres appartenances ou identités. Quand tout homme, toute femme, sont d’abord Français, Allemands ou Canadiens, ils sont moins catholiques, israélites ou athées, ils sont moins blancs, noirs ou juifs, que si la nationalité n’était pas leur identité dominante – non qu’elle soit exclusive ; qu’elle domine, dépasse et en quelque sorte réconcilie les autres en les dépassant. Ils peuvent d’autant plus aisément, impunément et sans risque être ce qu’ils sont ou ce qu’ils croient, parce qu’ils sont d’abord et ensemble cela – Français, Américains, ou Européens. Ceci désarme cela, dans le même temps où ceci protège cela. La nationalité comme intermédiaire vers l’universel aurait-elle perdu ses vertus
Nationalisme, va de paire avec mondialisme.
JE NE SUIS PAS NATIONALISTE, JE SUIS PATRIOTE
Écrit par : libherT | 14/09/2014
D'accord...
Écrit par : JÖ | 14/09/2014
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