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13/09/2014

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(...) A quoi ressemble le monde qui vient, produit du choc entre un monde idéal du droit universel, et un monde réel des passions, des intérêts et de la confrontation pour l’accès aux biens rares ?

1 - Monde du retour au physique et au réel. Les automobiles ont des carrosseries de métal, les plastiques sont fabriqués à partir de pétrole, et les maisons comme les immeubles demandent de la pierre, du bois et du verre. Et le feu tue. Le retour des biens réels est écrit. La question n’est pas celle des connections Internet et du haut débit, du monde virtuel et des avatars, c’est celle de l’eau, du riz, du bois, de l’air. Le changement climatique n’est pas un problème de plus, c’est un changement d’agenda mondial. Et c’est aussi la condition de tout le reste ; Nous en revenons au monde de la première mondialisation, quand l’essentiel des échanges concernait des matières premières, des métaux précieux, de l’énergie, du bois, des tissus, ce qui se compte, se pèse et se mesure ; et les statistiques du commerce extérieur étaient tenues, voici trente ans encore, en tonnes, en mètres et en tête de bétail....

Nous allons devoir produire l’eau, l’air, l’espace, ce qu’aucun homme n’a jamais produit, et nous allons devoir gérer les accès à l’eau, à l’alimentation, à l’espace ; la gouvernance des biens vitaux est le sujet politique de demain. Il n’y aura pas de politique qui ne soit pas une politique de la vie. La réduction de l’espace vital de chaque être humain est une donnée des cinquante prochaines années, essentiellement due au réchauffement climatique et à l’urbanisation. Il faut avoir vécu dans les fourmilières asiatiques, dans l’entassement des métropoles africaines, pour mesurer ce que signifie un monde plein. La terre, la forêt, l’espace, n’auront plus de prix. Attention ! Le pire serait de croire au retour à la terre, au réel. Il n’y a jamais de retour. Et les liens qui se refondent seront nouveaux, les dépendances qui s’annoncent seront nouvelles, et nous allons redécouvrir les conditions de la vie.

Ce retour au physique et au réel est aussi vrai, et combien, dans le domaine des affaires militaires. L’étonnante révélation que les combats se gagnent sur le terrain, que les avantages conférés par la supériorité du renseignement, des systèmes et même des armes, ne préjugent jamais du déroulement effectif du combat, et qu’à préparer la guerre du futur, on peut perdre celle de demain matin, dessine déjà les contours d’une nouvelle révolution des affaires militaires. Faut-il dire que l’aversion de l’Europe pour la peine de mort, pour les armes et pour l’engagement armé, la complaisance des dirigeants politiques pour l’émotion et les sentiments, la diplomatie de la compassion qui tend à remplacer celle de l’intérêt national, outre qu’elles rendent l’armée étrangère, la guerre impensable et le soldat presque suspect, vont rendre délicate l’appréciation rationnelle des situations, des opérations et des faits ?

2 - Monde compté, petit, limité ; il n’y a en aura pas pour tous. Les promesses de l’Occident aux pays en voie de développement vont se révéler pour ce qu’elles sont, un mensonge. Tous n’auront pas le mode de vie californien. Dans un monde fini, ce qui est pris par l’un est enlevé à l’autre. Ce changement est de conséquences immenses pour les rapports entre individus, entre communautés, entre Etats ; nul ne se hasardera à anticiper ce qui peut se passer si réellement, il n’y en pas pour tout le monde – de l’air, de l’eau, de l’espace, de l’alimentation. Malgré l’avertissement de Paul Valéry, nous en sommes encore inconscients, habitués que nous sommes à une nature gratuite, inépuisable et dont la vitalité effaçait tous les crimes ; c’est fini. Et nous ne mesurons pas ce que signifie l’entrée de 6,5 milliards d’hommes et de femmes dans un désir unique ; plus de la moitié auront l’an prochain un téléphone portable !

C’est la rançon du bûcher de la diversité que nous faisons brûler à grands feux. Nous adressons des désirs infinis à un monde fini. La question des accès aux biens vitaux va dominer le monde qui vient, avec la perspective raisonnable de biens réels rationnés, et d’une explosion du prix de la vie. La pénurie alimentaire est une donnée probable des dix prochaines années. Elle entraînera des mouvements migratoires d’une importance inouïe ; les hommes vont là où la terre les nourrit. Faut-il ajouter que la conflictualité est l’effet immédiat d’une telle situation ? Dans ce monde là, l’argent ne suffit pas ; il n’est plus cet équivalent universel qui rend comparables toutes les statistiques et toutes les données. Il s’agit de se nourrir, ensuite de nourrir les siens ; quelques révisions déchirantes des évidences acquises sur les vertus de la division du travail et de la délocalisation sont proches.

3 - Monde renversé. Ce renversement est de la plus haute importance stratégique ; démographie et géographie économique se rapprochent, après avoir divorcé. Seul, un ethnocentrisme invétéré nous a fait croire à une supériorité congénitale, qui garantirait l’aberrante situation voulant dans les années 1990 encore que 80 % de la richesse financière de l’humanité soit concentrée sur moins de 10 % de la population du globe. Il faut bien mesurer ce que signifie sur ce sujet d’abord le fait que lesséparations seront horizontales, distinguant des niveaux de revenu et de capital, ce qu’il faudra bien se résoudre à nommer des classes sociales, à l’intérieur des mêmes territoires partout dans le monde, et non verticales, distinguant des Nations riches ou pauvres, ensuite la déliaison à laquelle a conduit le projet libéral ; les pays les plus pauvres connaîtront, ils connaissent déjà la naissance d’une classe de super riches, faisant jeu égal au niveau mondial avec leurs homologues nord-américains et européens, mais les pays riches connaissent eux aussi l’émergence d’une classe de super-pauvres, dans une situation de quasi-esclavage.

Rien n’a changé depuis que, le lundi 31 mars 2008, dans The Globalist, Marc Cohen ouvrait son éditorial sur ; « The end of the white man », effet conjugué de la disparition démographique de la race caucasienne, bientôt minoritaire sur tous les continents, de la perte d’autorité des experts, savants et ingénieurs occidentaux, incapables de prévenir les crises qui ébranlent le système ( même s’ils lui permettent aussi de se régénérer ), enfin de la diminution permanente de leur capacité stratégique. C’est le point où nous sommes toujours. Ce n’est pas pour rien que l’archevêque de Cantorbery prévoit l’instauration de la Chariah, la loi islamique, en Grande-Bretagne, pas pour rien non plus que l’un des thèmes dominants dans la pensée géostratégique américaine actuelle est cette question ; « l’Europe est-elle en train de devenir une Eurabie ? » (voir Commentary, juin 2007), avec cette réponse tranchée ; la puissance montante des minorités musulmanes ne peut plus faire de l’Europe l’allié inconditionnel que nous voulons (voir, par exemple, « America alone », de Mark Steyn, 2008, New-York). La fiction d’une unité occidentale persistante est requise par l’incapacité européenne (et française) à consacrer à la défense les budgets qui la dispenseraient du parapluie américain, sa consistance va devenir de plus en plus problématique si l’unilatéralisme américain continue d’alimenter la perte d’autorité, de légitimité, et de capacité à agir, des Etats-Unis dans le monde, tandis que le fondamentalisme simpliste agite à tort et à travers la bannière étoilée, comme une flamme rouge devant le taureau de l’arène

4 - Monde de décomposition-recomposition du commun – le commun étant entendu comme ce qui différencie les membres d’un groupe humain qui s’autodétermine.Ce qui fait tenir nos sociétés libérales est l’inverse du libéralisme. C’est ce que s’acharnent à détruire ceux qui dénoncent le populisme, le moralisme, le conformisme supposés des sociétés traditionnelles, et d’abord la « common decency », si bien analysée par Christopher Lasch comme la vraie richesse non- économique des classes populaires, ce capital structurel, relationnel et comportemental qui rend par exemple le monde ouvrier ou celui des petits fonctionnaires si rebelle aux dogmes de l’ultragauche et à l’arrachement à la terre et aux racines. C’est parce que les hommes ne sont pas des idiots rationnels que ça fonctionne, quand ils le deviennent, par exemple chez Lehman Brothers, Citigroup ou Merryl Lynch, que la finance explose.

C’est parce que certains conservent des notions aussi dépassées que l’intérêt collectif, l’honnêteté dans l’échange, la sincérité, l’amour du travail bien fait, notions totalement étrangères au monde du marché, de la concurrence et de la privatisation, que le minimum de confiance, de tolérance et de souplesse indispensable peut être assuré au marché. Ils assument la part non contractuelle du fonctionnement collectif ; ils sont les dépositaires de l’implicite sans lequel une société se bloque ; ils trouvent leur compte dans la gratuité des systèmes coopératifs, indispensable contrepartie à l’intensité concurrentielle des systèmes de marché. D’où ces phénomènes étonnants, qu’au moment où la sortie de la religion paraît consommée, la religion reste tellement structurante dans le débat public. D’où le caractère confondant des appels à la morale, à l’éthique, dans des sociétés où précisément seul l’intérêt individuel est supposé compter.

D’où l’appel permanent à la solidarité dans des sociétés qui ont évacué tout lien, toute appartenance, de la place commune. D’où l’ambigüité essentielle des Etats- Unis, à tort identifiés avec le libéralisme, alors que c’est le fonds vivace de vertus individuelles et le maillage serré d’engagements collectifs qui fait tenir une société américaine vivante face à un niveau de concurrence et de compétition ailleurs inconnu.

L’effet est visible ; sous la couche idéologique diversement épaisse du libéralisme, un courant remonte des grandes profondeurs, qui a moins à voir avec la nature qu’avec la préoccupation de toujours ; survivre. La première insécurité à venir, directement,ou indirectement par ses effets sur les comportements collectifs ou individuels, sera celle du milieu de vie ; et elle procède très simplement des incertitudes sur la capacité de survie des êtres humains dans leur milieu.

Le point de recouvrement se trouve exactement là, à ce point précis où la peur de mourir crie plus fort que les promesses de l’abondance ; ce point où une morale du milieu de vie va s’inscrire parmi, et peut-être prendre le pas sur la moral des relations avec soi-même et avec les autres. Ce point est déjà venu pour des millions d’hommes, il va nous toucher aussi. Et c’est le point où le projet libéral peut être recouvert et étouffé sous cette nappe plus profonde qu’est la peur de mourir. Toute politique, au XXIe siècle, sera une politique de la vie.

Sous l’égide de la survie, au nom de la politique de la vie, un mouvement bien différent du mouvement libéral se fait jour :

1- Dépassement de l’économie traditionnelle, celle sur laquelle sont fondées les comparaisons internationales, les mesures de développement, celle surtout qui a pris de fait la direction de nos sociétés depuis que le libéralisme a fait de la croissance une obligation absolue. Nous allons réapprendre que le marché est une institution, c’est-à-dire une personne morale dotée d’un pouvoir collectivement convenu, et que notre économie de marché est morte sous la forme que la première révolution industrielle lui a donnée. Elle postulait la gratuité de la nature et des ressources naturelles. Non seulement elles sont épuisables mais en voie d’être épuisées, la question de la survie est première, la seconde est celle des assurances données. La course aux biens réels est engagée. Elle aura des conséquences inouïes :

- accès payant au monde, aux forêts, aux sentiers, aux espaces réels et disparition accélérée des gratuités sous l’effet de la rareté, accéléré par celui de la privatisation des ressources, de leur usage, et par la massification des mouvements de population. S’éloigner, se séparer, être seul, va devenir un luxe.

- déport des pauvres dans le virtuel, devenu leur seule extériorité, à partir du moment où voyager, sortir, avoir accès à la nature, va devenir hors de prix et hors d’atteinte pour la plupart. L’exemple des addictions aux services de rencontre par Internet,comme Meetic, ou des mondes virtuels, comme Second Life ou My Space, est significatif d’un mouvement qui n’en est qu’à ses débuts.

- relocalisation massive des activités ; on produit une voiture là où on va l’utiliser. C’en est fini de la séparation entre des populations qui produisent pour que d’autres consomment. La hausse des coûts de l’énergie y contribue, comme les écarts culturels.

Convergente avec le retour des Etats, des puissances et des séparations, la sortie du marché est manifeste. Au début de l’année 2008, l’exemple était donné par la fermeture du marché du riz ; parmi les principaux producteurs, l’Inde et le Vietnam gardent leurs réserves avant d’approvisionner le marché mondial (mars 2008). Plus tard, l’échec des négociations engagées par l’OMC pour une nouvelle libéralisation des échanges prenait tout son sens au moment où l’indépendance du Kosovo, de l’Abkhazie et de l’Ossétie plaçaient au premier plan de l’actualité mondiale la question des nationalités. Sous le voile des intérêts, les passions n’ont rien perdu de leur vigueur.

2 - Retour des territoires ; là où les hommes vivent, respirent, s’abritent, mangent, se rencontrent, c’est là ce qui compte. La politique de la survie ne sera rien d’autre qu’une politique de la ville et des autorités territoriales. Nous découvrons ce paradoxe. Pour traiter des phénomènes universels et mondiaux de l’environnement, il faut moins d’instances internationales que d’Etats en pleine possession de leur territoire. C’est tout le thème du « State’s building », qui prend place parmi les nouveaux principes majeurs de la Défense américaine ; il s’agit en quelque sorte de déléguer la fonction de la CIA ou, in fine, des Marines, à des Etats locaux, jugés responsables, éventuellement assistés de sociétés mercenaires, et tenus aux résultats en matière de conformité au droit qui leur est imposé. Il est plaisant d’affirmer que les notions d’ennemi ou d’adversaire n’ont plus cours ; la réalité est que tout Etat adversaire ou ennemi des Etats-Unis ou de ses alliés essentiels s’expose à être vitrifié, comme l’a été l’Irak, comme est menacé de l’être

l’Iran demain ; la haine se renforce de ne pouvoir s’exprimer. Une forme de bouclage juridico-politique est ainsi réalisée, au service d’une meilleure économie de la puissance de l’Empire.La posture des Etats-Unis qui ne reconnaissent aucune instance judiciaire extérieure (ni le Tribunal pénal international, ni aucune juridiction étrangère), qui font valoir fermement le privilège du souverain, seul habilité à juger ses citoyens selon ses propres règles, et qui imposent sans douceur l’extraterritorialité de leurs décisions, par exemple en matière de commerce ou de financements internationaux, est consistante. Les Etats-Unis savent ce que signifie une Nation, ce que veut dire souveraineté, et ils savent compter et nommer leur population. Qui le sait en Europe ?

3 - Retour des Etats. Après la religion, l’Etat est ce qui a permis la survie collective en garantissant la terre, et en détournant la violence. Cette fonction redevient majeure. La montée des fonds souverains, la sortie du marché des matières premières, des ressources énergétiques, récemment du riz, la reprise du contrôle par les Etats de leurs ressources ultimes, marquent ce grand retour. Nous n’en avons pas fini avec la souveraineté et la légitimité. Les Etats-Unis, les premiers, semblent mesurer tardivement, mais enfin, qu’en la matière, une injustice vaut mieux qu’un désordre, et que la diplomatie des Droits de l’Homme y trouve son évidente limite. Que ceux qui souhaitent, au nom des Droits de l’Homme, l’explosion de la Chine, mesurent bien ce qu’ils déchaînent ! Sur les 141 pays en développement, une trentaine, selon Xavier Raufer, ne contrôlent à peu près rien sur leur territoire – dont une vingtaine en Afrique seule. Une convention mondiale sous l’égide de l’ONU est- elle la réponse ?

Le devoir d’ingérence signifie-t-il la mise sous tutelle étrangère de populations rebelles à se donner un Etat ? Les opérations de maintien de la paix et de défense des populations civiles, au nom de l’ingérence humanitaire, apportent-elles une solution, alors qu’elles correspondent souvent aux situations de pire violence pour les troupes impliquées, dans la confusion et la contrainte de l’émotion et des bons sentiments – des situations de guerre sans but de guerre? Dans tous les cas, chacun sent l’écart croissant entre la demande exponentielle de sécurités, portée par toutes les composantes de la société, et à la fois l’offre de sécurité, en cours accéléré de privatisation, mais jusqu’où ?, et les modalités de cette offre, qui nécessairement signifie un certain rapport entre la force, la violence et l’exemplarité. L’une desperspectives résultant de la sensibilité accrue aux risques s’ouvre d’ailleurs sur un fascisme vert, c’est-à-dire sur le contrôle de plus en plus individualisé de tous les éléments de la conduite individuelle, avec pour juste raison la sauvegarde du milieu pour tous.

4 - Déstabilisation de l’ordre économique, voire régression accélérée de la croyance économique, provoquant une détresse morale et existentielle, elle-même de nature à susciter la quête éperdue du collectif et des identités. « Le travail est la meilleure des polices », disait Nietzsche ; que se passe-t-il quand il s’agit de limiter la guerre à la nature ? Nous ne mesurons pas à quel point, sous le signe de l’indétermination, plus que des individus, nous avons fabriqué des isolés, c’est-à-dire des êtres sans repères, sans structures, donc capables de tout, et de toutes les violences. C’est la rançon de la mondialisation, et de la violence avec laquelle, sous prétexte de tolérance et de respect, nous avons écrasé la diversité du monde, fermé les niches géographiques et écologiques où des hommes poursuivaient leur histoire à l’écart de la nôtre.

Nous les avons invité, forcé à entrer dans la nôtre, ou ils sont morts ; quel exemple que la tentative de réduire les dernières tribus libres de la frontière pakistano- afghane, ou de liquider les populations des hauts plateaux indochinois ou boliviens, au nom des drogués de Harlem ! Nous n’avons pas mesuré à quel point nous allions donner le départ à une course aux identités dont les premiers effets sont déjà là, illisibles dans nos critères économiques et juridiques. Le recours aux intermédiations collectives pour assurer la survie est déjà engagé ; nul ne se bat tout seul, nul ne dure longtemps seul.

5 - Recherche de puissance. Face à des menaces vitales, face à la pression du développement, à la violence du totalitarisme de l’économie, le retour ou l’accession à la puissance est une aspiration de peuples et d’individus en proie au déracinement et à l’isolement, dont la fierté est ou sera le premier motif d’agir. Qui dira ce que la fierté rendue aux Russes par Poutine après le pillage de leur terre dans les années 1990 signifie pour l’avenir de l’Europe ! Qui dira ce que la conscience d’en finir avec deux siècles de pillage et d’humiliation signifie pour la Chine et pour l’Inde ! Et qui mesure que l’Islam représente, pour quelques centaines de millions d’hommes et defemmes voués à la misère de l’individu consommateur, la seule voie ouverte vers la dignité ! Seules, des collectivités puissantes garantiront aux leurs les conditions de la survie, par la force au besoin. La puissance politique et militaire ne peut pas manquer d’apparaître comme la sauvegarde de ceux qui se sentiront démunis face au marché et aux règles de l’économie. Et la conjonction de la hausse des prix des biens réels, du développement et de la diffusion universelle des systèmes et des méthodes a cet effet ; la puissance se rapproche de la population, et le moment est proche où les deux pays les plus peuplés du monde seront aussi parmi les trois plus puissants.

Il faut éviter à ce stade les facilités qui consistent à déplorer la faiblesse des Etats et des démocraties. La science, promettant le dévoilement de la vérité, la rendant accessible à chacun, convainc plus efficacement que les révélations divines. Le droit de chacun de débattre librement de ses intérêts et de se prononcer parmi tous selon ses intérêts, assure un fonctionnement social plus efficace que l’autorité imposée d’en haut. Et il n’y a pas de doute à ce sujet ; ce n’est pas de l’extérieur que la démocratie est menacée, mais de l’intérieur, par des forces qui lui sont essentielles, celles du droit, celles de l’individu, celles du libéralisme, mais qui menacent de la dépasser et de faire naître autre chose, qui part de la démocratie, et qui n’est plus la démocratie.

La question n’est pas celle de la faiblesse de la démocratie, elle est celle du point imprévu où le libéralisme se tourne contre la démocratie, d’une part, d’autre part du point où le libéralisme déclenche des forces qui sont destructrices de cette clôture nationale qui permettait aux peuples d’agir. C’est peu de dire que sur les OGM, sur les migrations de masse, sur le principe de précaution, la démocratie est tenue en marge, notamment par les difficultés de l’expertise indépendante – si du moins par démocratie il faut entendre l’expression libre de la volonté majoritaire et du choix populaire.

Nous avançons dans la nuit et dans l’orage vers un monde westphalien ; le monde des Etats nations sorti du traité de 1648. Et nous avons assez déploré les excès de l’hyperpuissance pour nous effrayer déjà de l’ère des puissances relatives – du moment où plusieurs superpuissances vont se partager le monde, leur monde (non sans raisons ; car le passage au temps des puissances relatives, rien moinsqu’assuré compte tenu de la supériorité militaire écrasante des Etats-Unis, est aussi celui de tous les risques ; un empire ne rentre pas dans le rang sans vouloir éprouver jusqu’à la fin les vertiges de la puissance, et sans vouloir s’assurer des gages pour l’avenir). Cette avancée imprévue bouleverse le projet libéral, le contraint à se redéfinir, à mesurer ses limites, et peut-être à envisager qu’autre chose, un jour, puisse le recouvrir. Elle se traduit pour nous par ce défi ; produire le monde, ou sinon le perdre – être en danger réel et immédiat de nous trouver balayés par la nature. Elle se traduit moins par le retour annoncé du politique, que par cette redécouverte ; l’économie est le moyen d’autre chose, qui est plus qu’elle. Les guerres de l’eau, les grandes migrations de la faim et de la soif, les conflits naissants pour l’énergie, pour le climat et pour l’espace habitable, sont devant nous. Qui les affrontera ? Savons- nous même les concevoir, pour en anticiper le cours et pour essayer de peser sur lui, d’abord pour nous peser ? (...)

Hervé Juvin, 2014. (merci à pierre Bérard)


Les conditions politiques des stratégies

HERVE JUVIN - printemps 2014 - Président, Eurogroup Institute - a publié, notamment, « La Grande Séparation – pour une écologie des civilisations » aux Editions Gallimard, novembre 2013.

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Qu’est-ce qui compte ?

« Les choses militaires sont d’une extrême importance ». Charles Péguy

Autrement dit ; pour quoi un Français, une Française, depuis qu’il n’est plus question de les distinguer, accepteraient-ils de tuer, ou de mourir ?

La réponse allait de soi. Indépendance ; liberté ; souveraineté ; voire, défense des frontières, défense d’une identité décidée introuvable, mais qui figure néanmoins dans la Constitution, et qui est même l’une des missions suprêmes des armées, et du Président de la République – que le Président doive défendre l’identité française, que l’armée en soit le garant ; voilà qui donne à penser !

La réponse ne va plus de soi. Des familles de militaires tués en opération portent plainte contre l’Etat ; par quelle défaillance, par quelle anomalie, sont-ils morts ? Toute disparition de migrants qui tentent de gagner l’Europe suscite l’émotion des bonnes consciences ; comment l’Europe pourrait-elle s’opposer à leur venue ? Prononcer le mot même d’identité fait froncer les sourcils ; une historienne déclarait avec aplomb lors d’un débat sur France culture que Fernand Braudel n’aurait jamais dû intituler l’un de ses livres « identité de la France » ; puisqu’il est entendu que la France n’a pas droit à une identité !

Autant dire que la question stratégique a changé de nature à mesure que la question nationale était recomposée, pour ne pas dire qu’elle disparaissait. Depuis M. Kouchner, la France s’est dotée de Ministres des Affaires extérieures qui ne peuvent pas dire « France » sans faire rire leurs commanditaires. Chacun l’a remarqué ; le livre blanc sur la Défense postule que l’armée de la France ne sera plus engagée que dans le cadre d’opérations multinationales ; cela signifie-t-il que la Défense n’est plus nationale ? Chacun l’observe ; le retour de la Crimée à la Russie, dont seule une faute historique de N. Krouchtchev l’avait séparée, est le prétexte à des postures martiales et des jeux de rôle auxquels excelle M. Rasmussen, et qui servent moins à combattre une quelconque menace russe qu’a resserrer le lien colonial des Etats- Unis avec l’Europe.

Serait-ce que nous se savons plus qui est l’ennemi, d’où il vient et ce qu’il veut ? Tour à tour, la guerre des civilisations, la fin de l’histoire, la démocratie planétaire, l’invention du terrorisme, ont tenté d’apporter une réponse, à ce jour sans succès. La version récente du Bien contre le Mal, ou le retour de la guerre froide, aura-t-elle plus de succès ? C’est que l’objet même de la question stratégique par excellence n’a plus cours dans nos démocraties européennes, depuis que l’identité nationale est un objet non identifié, que le territoire est moins l’objet de la Défense que de valeurs, de droits et d’autres élaborations sympathiques et floues, et que la frontière est un mot qui date. Depuis que l’individu est au pouvoir, que l’homme du droit et de ses droits désarme le citoyen, depuis que la diversité est à l’ordre du jour et que la conformité au droit tient les Nations, la Défense nationale est un mot et une idée du passé, que rien à ce jour ne remplace.

L’avènement de l’individu, seulement défini par ses droits, des droits que toute société est tenu de respecter, rend la citoyenneté, ses privilèges comme ses devoirs, obsolète. L’extension voulue universelle de la démocratie supprime et la légitimité de la guerre, et le respect dû aux combattants. Le conflit des civilisations fournit une piste bientôt refermée par ceux pour qui le mot d’invasion discrédite, non ceux qui en sont les acteurs ou les complices, mais ceux qui la désignent ou la redoutent. La promesse, tenue pour crédible, qu’entre l’individu et l’humanité, aucune séparation n’est désormais acceptable, réduit tout sujet de Défense à de simples opérations de police ou de gardiennage, là où les systèmes de sécurité seraient défaillants – et n’est pas loin de faire de ceux qui invoqueraient un esprit, une identité, une préférence nationale, des délinquants à mettre hors d’état de nuire. Pour la sécurité, voyez l’installateur de caméras vidéo, ou Blackwater !

Cette confusion n’est pas le fait de la conjoncture ou d’un égarement passager, mais de la transformation en profondeur des démocraties européennes et de la fuite hallucinée devant l’idée même de puissance. Ce qui provoque la confusion n’est autre que le mouvement qui saisit la démocratie par le droit, la conformité, la bien pensance ( la révision constitutionnelle de l’été 2008 qui étend la saisine du Conseil constitutionnel et renforce le contrôle de neuf juges sur la volonté populaire exprimée par le Parlement en fournit un exemple ). Ce mouvement touche particulièrement l’Europe depuis le suicide collectif engagé en 1914, achevé en 1945 par la mise sous tutelle de l’Europe par l’Union soviétique et les Etats-Unis d’Amérique, une tutelle qui a permis aux Nations d’Europe de faire l’économie de tout travail stratégique pendant plus d’un demi-siècle, une tutelle qui explique l’interdit qui a pesé sur le mot et le concept de géopolitique, en France particulièrement ; ne regardons pas le monde comme il est, regardons le comme il devrait être, et interdisons les empêcheurs de penser correct qui continuent de parler de peuples, de puissance et d’affrontement !

Universaliste, sans-frontiériste, individualiste, ce mouvement met fin à la politique comme nous l’avons connue, comme elle sous-tend la Défense et l’armée ; l’expression de la volonté d’un peuple fort de son identité et défini par son territoire, poursuivant légitimement des objectifs qui lui sont propres. Les Nations démocratiques assuraient l’unité à l’intérieur de leurs frontières, pour une population circonscrite par sa nationalité. Elles respectaient à l’extérieur la diversité des autres Nations souveraines. Le mouvement libéral actuel inverse ce dispositif. Les citoyens peuvent se réclamer de toutes les différences qu’ils veulent, dans le cadre national, tandis que les Nations sont contraintes de se plier au droit et de respecter des droits individuels partout identiques.

Identité des Etats, diversité des citoyens ; soumission externe aux mêmes règles, explosion interne des individualismes ; le mouvement consacre la diversité à l’intérieur des Nations en même temps qu’il impose la conformité entre les Nations, et veut assurer la primauté des droits de l’individu contre tout collectif, celui de la religion, celui de la civilisation, celui d’une majorité ; en ce sens, comme l’analyse Marcel Gauchet (in « La démocratie contre elle-même », Gallimard, 2002 ), l’avènement de la démocratie est débordé par celui des Droits de l’homme, qui se retournent contre elle en ignorant superbement l’apprentissage historique, les combats sociaux et les conditions matérielles qui leur donnent un contenu concret. La confusion provoquée par la primauté du droit et des droits grandit à mesure que le niveau des armes impose formellement la paix entre les Etats, tandis que les intérêts et les passions persistantes qui séparent les hommes ouvrent des conflits qui n’ont pas le droit d’être appelés des guerres. Elle grandit à mesure que les territoires, les biens et les actifs deviennent plus immatériels, et se rient des frontières. Elle grandit aussi à mesure que nul ne peut plus se prévaloir d’une identité nationale, d’une appartenance nationale, d’un vote national, pour imposer l’intérêt national à des individus, dans un cadre circonscrit par des frontières. Elle se multiplie à mesure que la privatisation des forces réduit la guerre à la poursuite des affaires par d’autres moyens. Et elle va changer de nature quand le nombre et la force vont se rapprocher, tandis que l’illusion d’un monde unique éclatera.

1 - Bienvenue dans la société des individus !

Depuis l’évènement fondateur qu’est le traité de Westphalie, en 1648, la défense, ou la guerre, ont acquis les caractères des entités politiques que notre paresse a crus éternels. Une population nommée et comptée, attachée à un territoire sur lequel se concentre son patrimoine matériel et moral, délimité par une frontière à l’intérieur de laquelle elle se détermine en toute légitimité et en toute souveraineté, rapprochée autant par le mythe d’une origine commune que par le récit d’une histoire exemplaire, choisit ce qu’elle accepte et ce qu’elle rejette de l’extérieur. Son pouvoir en ce domaine s’appelle la Défense. L’armée est le moyen de préserver l’identité et la liberté de la communauté nationale consciente d’elle-même, et son ultime capacité de refus opposée aux ennemis qui veulent lui imposer leur volonté est la guerre. Les Nations poursuivent des intérêts dont elles décident et qui peuvent légitimement les conduire à la guerre. Ce point est majeur ; la guerre peut être légitime, ce qui justifie un droit de la guerre, ce qui commande le respect des soldats combattants, ce qui rend concevable l’inconcevable.

Depuis 1945, la guerre est hors-la-loi. Les réactions aux évènements qui ont conduit la Russie à intervenir contre la Géorgie, en août 2009, puis à annexer la Crimée en mars 2014, l’ont rappelé ; dans le monde tel que la disparition de l’Union soviétique l’a fait émerger, dans le monde où l’histoire semble s’arrêter sur la démocratie universelle, seuls les Etats-Unis d’Amérique et leurs alliés prétendent avoir le droit de recourir à la guerre quand leurs intérêts et leur sécurité sont menacés. Le droit des peuples n’existe que lorsqu’il est conforme à l’intérêt national américain, et toutes les manipulations de l’opinion sont alors légitimes ; dans tous les autres cas, il ne s’agit que de manifestations répugnantes du nationalisme ethnique ou religieux, à écraser d’urgence ! Le monopole des interventions militaires légitimes est revendiqué désormais par l’OTAN. Et le chemin est court qui fait des actes de guerre, de tout acte de guerre, des actes sans droit, et qui fait des combattants des hors la loi, auxquels aucun statut, aucune protection ne sont reconnus. Il n’y a plus d’ennemis, il n’y a plus que des coupables. Il y a même des suspects dangereux dont l’élimination est souhaitable ; deux citoyens britanniques, soupçonnés d’être des dirigeants d’un groupe affilié à al Qaeda, ont été privés de leur nationalité britannique pour être ensuite promptement exécutés par des drones américains, sans jugement et sans crime retenu contre eux ( voir à ce sujet The Herald Tribune, 7 avril 2014). L’assassinat extrajudiciaire, dernier outil de la modernité ? Ou solution ultime à la mise en conformité de la planète ? L’ensemble, au nom du Bien, renvoie la guerre à l’inconcevable, l’inexpiable, l’inexcusable, ce qui est bien près de la conduire à la guerre totale ; puisqu’il s’agit désormais pour le Bien d’affronter le Mal, aucun compromis n’est concevable, aucun respect mutuel ne peut unir des combattants bien près de se dénier les uns aux autres la qualité d’hommes. Il faut comprendre comment nous sommes sortis de la guerre objet du droit, de la loi et de la politique, pour comprendre à la fois la profonde confusion européenne des idées en matière de défense et de sécurité, et l’extraordinaire rabattement de toutes les questions de guerre sur des questions de police, de sécurité, et de compassion.

A l’origine de tout, le projet libéral, le projet de la liberté de l’établissement humain, exprimé par l’indétermination qui doit sortir l’homme de la nature, de l’origine et du hasard, qui bouleverse les identités et les mœurs. A l’œuvre partout dans le monde sous le signe de l’économie et de la croissance sans limites, il promet l’entrée dans un monde meilleur. Il suppose la fin des Nations, qui ont donné leur cadre à l’exercice de la démocratie, mais se voient accusées de tous les maux qui ont accablé l’Europe au XXe siècle. Le vocabulaire de la pensée unique qui sévit en matière d’économie est significatif ; les Nations n’existent plus qu’en tant que rigidités, archaïsmes, aspérités, qui ralentissent la course des affaires. Un Pascal Lamy l’exprime à sa manière, en déplorant les « barrières extratarifaires » qui entravent la circulation des biens, des services autour de la planète – entendez ; les choix politiques des Nations, les préférences collectives des peuples ( voir, par exemple, l’entretien donné à l’Expansion, mars 2013). Bien plus, il est exclu qu’une société réunie en Nation décide d’un arrangement entre ses membres qui serait contraire au droit des contrats, à la concurrence et au marché ; le célèbre : « il n’y a pas d’alternative » lancé par Margaret Thatcher est devenu le premier mot de tout politique, là où la politique consistait précisément à créer les conditions de choix alternatifs. La disparition des Nations et des frontières est une des conditions de la croissance illimitée, qui commande notre régime de vérité ; le bien, le juste et le bon sont ce qui sert la croissance. Ils ne sont plus que ce qui sert la croissance. Il est d’ailleurs intéressant de constater que la suspension du service national a supprimé l’une des missions alors essentielles de l’armée ; contribuer à la cohésion de la Nation.

La course du projet libéral n’est pas achevée. Un nouveau régime de vérité se dessine derrière la primauté absolue de la croissance, qui n’est pas loin de déterminer une nouvelle condition humaine. Quelles images du Bien radieux et sans scrupules inutiles que Madonna adoptant un enfant africain, malgré l’existence de ses parents, au nom de la vie meilleure qu’il aura certainement – puisqu’il sera Américain, et millionnaire ! Le projet libéral demeure la force motrice d’un monde occidental qui rêve encore de la mondialisation telle qu’elle a fonctionné à son plus grand avantage depuis 1492 et l’invasion des Amériques ; nous avons convoqué la richesse du monde à notre profit.

Dans ce projet, le fait particulier est que le politique a donné les clés à l’économie, au nom de la mobilisation de la science et du progrès au service de la croissance sans limites. Il s’agit bel et bien d’un choix politique, voulu, argumenté, raisonné. Au-delà de la satisfaction matérielle des populations, la croissance doit assurer la paix. Auguste Comte l’a formulée en 1822 (« le but militaire était celui de l’ancien système, le but industriel est celui du nouveau ») : la promesse du libéralisme moderne est de substituer à la guerre contre l’ennemi pour la défense de son territoire ou pour la conquête d’un territoire, la guerre par la science contre la nature et par le marché contre la gratuité, pour la croissance et la surabondance matérielle. La paix du marchand et du banquier doit assurer la satisfaction par l’envie et la satisfaction également infinies du consommateur. Le sacré contemporain réside dans cette alliance de la croissance économique et du droit qui en assure les conditions ; qui oserait remettre en cause la religion du développement ? Les figures du héros et du sage sont également déboulonnées de leur piédestal ; l’homme en proie à la convoitise, à l’envie, en quête de la fortune, voilà l’homme utile à la croissance ! L’émotion, la compassion, les bons sentiments, voilà ce qui décide d’une politique, combien mieux que la froide raison, et voilà ce qui autorise toutes les ingérences, au mépris de toutes les souverainetés !

Les conséquences stratégiques de cette transformation politique sont considérables. Nous visons, nous pensons, nous gérons, nous nous projetons à l’intérieur du paradigme libéral, celui de la croissance sans limites et de la surabondance pour tous, celui de la primauté de l’économie sur la société, comme paix, comme accès à l’universel et comme progrès. Et nous avons pu réaliser les promesses de ce paradigme parce que le monde nous a été donné ; voici moins d’un siècle, le tiers des terres émergées étaient directement ou indirectement à notre service ( les deux premiers Empires, britanniques et français, se partageant 20 millions de km2, sans compter la Chine, victime du Break up de 1895 , partage de son territoire en zones d’influence et de commerce réparties entre les puissances occidentales), à celui de la révolution industrielle européenne et américaine. Cette situation inédite, au moins depuis l’empire romain, crée une condition stratégique entièrement nouvelle, symbolisée aussi bien par l’incapacité de l’Europe à se définir une frontière, et même à poser la question de la frontière, que par l’universalisation de l’OTAN, devenue organisation de police occidentale pour le monde.

1 - Devant nous, l’unité. Nous n’avons plus que des mêmes devant nous. Nous parlons d’autant plus de différences, de ruptures, d’exclus, que nous voyons davantage le spectre de l’unité s’avancer. Qui croit encore que voyager l’expose à la différence ? Les voyages se multiplient entre des lieux toujours pareils, dramatiquement de plus en plus pareils. Nous nous agitons frénétiquement pour aller nulle part qui ne soit jamais ailleurs ; il n’y a plus d’ailleurs. Nous sommes les premiers à vivre un univers sans extérieur ; les sauvages, depuis Lévi-Strauss, les terres vierges, depuis Google Earth, les autres, depuis Fidel Castro, ont disparu. Ce qui signifie que ce monde est sans oubli, et sans pardon ; nul ne prend garde à l’inflation exponentielle des qualifications de crime contre l’humanité, qui nie qu’une vie puisse rencontrer l’oubli, qui plus dramatiquement nie que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs et par les survivants ; toute histoire est contemporaine, toujours. Notre histoire est d’abord celle de la liquidation de toutes les sociétés qui ont ignoré l’économie, c’est-à-dire oublié le temps histoire pour le temps liquide.

Nous sommes les premiers hommes à vivre dans une histoire et dans un temps uniques pour tous, parce que nous appliquons à toute organisation humaine la mesure unique de l’économie. Et nous sommes les derniers à sacrifier avec allégresse les acquis de milliers d’années d’expériences sociales et politiques pour en profiter tout de suite, tout le temps, et à fond. Nous sommes la première société qui se veut mondiale et qui n’accepte plus d’extérieur ; avec quelle arrogance, quels moyens et surtout quelle absence totale de doute, la religion du développement s’emploie-t-elle à liquider des civilisations, des croyances, des organisations politiques et sociales construites par les millénaires, étrangères à la croissance, hostiles au changement, ruinant au passage un patrimoine essentiel de l’humanité ! Nous sommes la première société qui se réclame d’un système universel, et n’accepte plus l’idée d’adversaires légitimes.

Contre nous, il ne saurait y avoir de guerres justes. Il n’y a plus d’ennemis, il n’y a plus que des terroristes criminels ; quel exemple que Guantanamo et le déni par la Présidence américaine de la qualité de combattants à ceux qui ont défié, les armes à la main, le nouvel empire ! Il faut qu’en plus d’être battus, humiliés, torturés, ils soient niés dans leur qualité éminente d’ennemis. Et quel signe du temps que l’insistance américaine pour réécrire la convention de Genève, adaptée au temps où des armées régulières conduisaient des guerres déclarées, mal adaptée au temps où la mise sous tutelle du monde par l’hyperpuissance américaine conduit ses adversaires à adopter légitimement toutes les formes du combat contre lui, sans l’uniforme et sans le droit (voir National Interest, août 2008, « Geneva 2.0 » par Charli Carpenter), puisque toute forme étatique d’opposition se voit menacée d’élimination ou de vitrification, comme hier l’Irak, aujourd’hui l’Iran? Nous n’acceptons plus que des ambitions légitimes conduisent au conflit des forces naturellement adverses. Le monde est organisé en fonction de l’objectif unique de la croissance et du développement, qui veut exclure toute forme d’affrontement autre que sur les marchés, par la concurrence et les prix. Il n’y a plus de guerriers légitimement adversaires, dans le respect et la dignité mutuels, il n’y a plus que des forces de la paix, du contrat et du marché auxquels s’opposent des combattants du mal ou de la foi – peu importe qu’ils s’opposent aussi à des traités inégaux, ou au vol de biens collectifs, comme celui dont la Russie des années 1990 a été victime.

2 - Dépassement des structures collectives au nom des Droits de l’homme, devenus les droits de l’individu absolu, c’est-à-dire la capacité illimitée de l’individu à se désengager, à se délier, à se défaire de la relation avec les autres, avec la nature, et avec lui-même. Concrètement ; l’armée ne sert plus les intérêts de la France, elle est au service d’organismes internationaux et de la mise en conformité du monde au droit, au contrat et au marché. Du service d’une communauté vivante, de terre et de sang, elle passe au service d’idéaux abstraits, de principes et de valeurs moins universels que déterritorialisés. Dénationalisation, dés-appartenance, dé-légitimation, l’armée est la dernière institution qui vit la déconstruction de la condition politique et des institutions. Rien d’étonnant à cela. La société politique libérale est fondée sur l’individu abstrait, source de la souveraineté des Etats, mais elle tente d’aspirer chaque être vers cette abstraction, à le déshabiller de tout ce qui fait de lui, un être de chair et de sang, avec un passé, des origines, des liens, une terre et une histoire, pour le rendre fluide, liquide, flexible, mobile, indéfiniment.

Le travail de liquidation de ce qui tient, attache, dépasse, résiste, se poursuit inlassablement. Déshabillés de toute singularité, au nom de notre individualité souveraine, nous sommes tous des êtres de marché, mobilisables à l’infini par la compétition économique (voir Peter Sloderdijk, La mobilisation infinie). Conséquences morales ; la fabrication de l’homme neuf qui est l’homme de ses intérêts. Conséquences économiques ; la naissance d’un gigantesque marché des hommes, dont tout appel à l’immigration choisie est une manifestation. Conséquences stratégiques ; l’identité née de la circonscription d’une communauté humaine en peuple et en Nation s’efface et disparaît, et la notion de Défense avec elle (lire Nathan Sharansky, « Defending Identity », Public Affairs, 2008). Est-il une autre source de la confusion du monde que l’utopie de la démocratie sans terre qui en est naturellement issue ? Conséquence opérationnelle, surtout. Le lien avec le réel, qui ne se fait plus par la terre et le sang, se fait par l’émotion, la compassion, le sentiment – par la représentation. Une seule chose est certaine ; plus encore que de la politique, les sentiments et l’émotion font les mauvaises guerres, les pires, les guerres sans but, qui sont aussi les guerres sans victoire, donc sans fin.

3 - Dépassement de la démocratie, entendue comme la capacité d’une majorité à dégager des choix et à les faire appliquer sur son territoire. Nous sommes au moment historique où démocratie et libéralisme, si longtemps liés se séparent et s’affrontent. Ils se séparent et ils s’affrontent au nom de la croissance et de la bonne marche de l’économie, auxquelles rien ne doit s’opposer, et surtout pas la volonté de la majorité qui viendrait contrarier les vœux des plus riches au nom de ces idoles qui se nomment religion, Nation, principes, appartenances, civilisation. Le libéralisme réclame que les passions politiques soient désarmées par le droit au profit des intérêts ou des émotions, et d’eux seuls. Comment accepter que la volonté de la majorité du peuple français puisse imposer des choix qui iraient contre la croissance et l’efficacité, ou bien contre l’opinion des sages, des bien-pensants et des bien- sachants ?

Et comment accepter que les frontières maintiennent ces distances et ces différences que la marche des affaires s’emploie à faire disparaître, pour imposer le produit unique dans un monde unique ? Dépassement du peuple, comme appartenance, comme jugement de tous sur tous, comme exigence d’un sens, et comme attachement à des convenances qui s’appellent civilisation ; voilà la condition de l’efficacité. Liquidation de ces particularités remarquables qui faisaient la saveur du monde, et que la normalisation s’emploi efficacement à réduire. Effacement de ces conditions primitives de l’expérience humaine qu’étaient l’histoire et la géographie ; quel symbole que la profanation de Bagdad par la barbarie américaine, Bagdad dont le califat (IX-Xe siècles) a fait rêver le monde pendant des siècles par la splendeur de sa civilisation, célébrée notamment par Renan ! « Partout où il y a du peuple, il est contre l’Etat » écrivait déjà Nietzsche ; n’est-ce pas la situation de l’Union européenne aujourd’hui ? Les autorités indépendantes, les comités des sages, l’absolutisme des droits de l’homme et des droits individuels sont des armes de destruction massive de l’autonomie des hommes constitués en Nation, et de la capacité du peuple, du commun à se préserver lui-même.

L’insurrection des peuples contre un ordre post-étatique imposé de l’extérieur par les sachants et les bien-pensants serait-elle en cours en Europe ? La montée des nationalismes, l’actualité urgente des thèmes identitaires, le retour des frontières, tendraient à le suggérer. Contrairement à ce qui est dit, les peuples européens ne renoncent pas à l’histoire, et à faire leur histoire. Ils ne signent pas de chèque en blanc à ceux qui veulent faire leur histoire pour leur bien à leur place. La démocratie planétaire promettait effectivement la fin de l’histoire annoncée par Francis Fukuyama ; la sortie de la démocratie, le conflit croissant entre libéralisme et démocratie, remettent en marche l’histoire, qui demeure l’histoire des différences et des séparations (voir Robert Kagan, « The return of history and the end of dreams », Knopf New-York, 2008).

4 - Dépassement de la politique, par l’obligation de croître érigée en principe du droit, d’une part, par l’organisation de l’Etat contre le peuple, ensuite, c’est-à-dire contre la capacité du peuple à débattre, à savoir, et à voter. « Il n’y a pas de politique libérale au sens strict, mais seulement une critique libérale de la politique » écrivait Carl Schmidt (1928) en définissant le champ sur lequel aujourd’hui le libéralisme met fin à la démocratie qui est entièrement politique, qui repose même sur l’idée que la volonté populaire fait l’histoire. L’analyse s’applique par exemple aux institutions économiques, placées de plus en plus hors de tout contrôle populaire, comme elle s’applique à l’état de censure qui interdit à l’Europe, depuis tant d’années, de débattre et de ses frontières, et de son identité, et du droit de présence et d’installation sur son sol. Quel plus bel exemple que ce referendum sur la constitution européenne, dont le refus n’aura servi à rien puisque le même plat a été servi froid aux assemblées qui n’y ont rien vu à redire ? Et quel autre exemple que la conjonction de l’ultragauche et du patronat en faveur de l’immigration (les fondations patronales américaines ne s’y sont pas trompées, qui ont rejoint dès les années 1960 les organisations, souvent religieuses, militant pour les droits des migrants et l’ouverture des frontières) ? La liberté de mouvement des populations et son corollaire, l’interdiction faite de débattre des conditions d’accès à la nationalité et des critères d’accès aux services publics, est la mère de tous les libéralismes, elle fait des hommes une marchandise, elle recrée à l’aube du XXIe siècle un marché des hommes analogue à ceux qui sévissaient encore au XIXe siècle, elle emporte la fin de toutes les mutualisations nationales, des protections sociales collectives obligatoires, et de toutes les formes durables de construction sociale, au profit de la lutte de tous contre tous. Elle réalise par ailleurs un pari dangereux sur la capacité des intérêts à désarmer les passions, des commodités à dissoudre les identités.

5 - Dépassement de l’histoire et de la géographie, pour conjurer « le démon des origines » et réaliser cette « fin des peuples » que l’auteur allemand Peter Handke se réjouit de constater en Europe. Les conflits deviennent donc indiscernables parce qu’ils opposent les mêmes entre eux. Seuls, des naïfs en attendent la paix.

Le postulat politique de l’idéologie libérale est que chaque homme, chaque femme employé à poursuivre ses intérêts individuels dans le respect du droit a sa place partout dans le monde. Ce postulat est largement auto-productif ; le système fait en sorte que chacun soit réduit à sa fonction économique individuelle de producteur- consommateur. Il tend à se confondre avec la notion d’Occident, au prix d’une simplification abusive. Les changements concrets des conditions de la défense sont considérables.

1 - Nul ne sait très bien de ce côté-ci de l’Atlantique ce qu’il faut défendre, qui il faut défendre, jusqu’où il faut défendre ; il est généralement affirmé que ; « les notions d’ennemi ou d’adversaire n’ont plus cours entre les grandes puissances » (discours du Président de la République à Conférence des Ambassadeurs, le 27 août 2008 ). Quelques-unes des catégories de l’expérience humaine, l’ami et l’ennemi, qui fondent pour Julien Freund « L’âme du politique », disparaissent en même temps que notre capacité à penser les affaires des hommes par collectifs ( peuples, civilisations, religions, origines) ; à la différence encore une fois des Etats-Unis, dont les recensements distinguent les catégories de la population selon leurs origines, nous ne voulons plus voir que des individus devant nous, dans leur parfaite et vide qualité universelle. L’idéal d’universalité supprime les proximités ; quand l’humanité est mon prochain, je n’ai plus de prochain. L’idéal de la mobilité absolue, la dévolution de droits inconditionnels sans condition de nationalité ou d’établissement préalable, suppriment progressivement toute consistance à l’idée de défense, qui dépend de l’idée d’un commun distinctif et d’une discrimination entre les siens et les autres. Le sort réservé au débat sur la préférence nationale, dans les années 1990, est significatif.

Si chaque homme, chaque femme, ont le droit de chercher le bonheur partout dans le monde, sans que puissent leur être opposées de quelconques conditions de naissance, d’appartenance, de mœurs, le terme d’invasion n’a plus de sens, les mouvements de population deviennent un simple problème d’attractivité du territoire, et toute résistance n’est pas loin de devenir un crime. Si le patrimoine est déterritorialisé, les frontières ouvertes, les conflits accidentels ( en cas d’attaque terroriste, d’émeutes ou de troubles civils ) qui entraîneraient des destructions ou des pertes économiques ne sont plus qu’une question d’assurance ; d’ailleurs, la police d’assurance tend à remplacer ou à compléter en dernier ressort les dispositifs de sûreté, avec lesquelles elle entretient une relation à la fois intime et paradoxale. La mobilité géographique, l’émigration et la désertion deviennent les formes vertueuses de la résistance à l’agression.

Laquelle d’ailleurs, puisque plus rien n’a d’importance sauf la poursuite par chacun de ses intérêts, qui s’accommode fort bien des régimes les plus différents, et de toutes les invasions ? La patrie promise est celle, universelle, des droits de l’homme ; la patrie effective est celle des droits de propriété. Dans ces conditions, une question monte ; quelle est la différence entre un soldat et un mercenaire ?

2 - Nul ne peut plus définir de manière consistante des contenus concrets qui conditionnent l’appartenance nationale. Le libéralisme est d’abord le renoncement à penser la vie humaine selon son bien ou selon sa fin (Pierre Manent). Ce pourquoi, à la différence de l’idéal républicain, il congédie toutes les idéologies ou les traditions philosophiques antérieures à lui. L’Europe poursuit à cet égard un cheminement singulier, qui l’éloigne d’elle-même à mesure qu’elle entend davantage se revendiquer elle-même, pour la simple raison qu’elle se refuse, en disant qui est Européen, à dire qui ne l’est pas et ne le sera pas. L’invention de l’économie et celle du libéralisme fait table rase de ce qui a précédé, condition d’un développement proprement totalitaire – appropriation de tout le champ de la réalité, prétention à expliquer et à déterminer la totalité du champ des comportements et des attitudes humaines, application à tout ensemble humain du critère unique de l’efficacité économique.

La liberté moderne n’est plus que l’intelligence des nécessités de la croissance, et le droit moderne, l’arbitrage permanent en faveur des conditions de la croissance dont le beau, le juste, le bien et le vrai deviennent les moyens. Il faut voir ce que signifie concrètement cette inversion des valeurs ; derrière les notions de missions humanitaires, d’ingérence au service des populations civiles, l’intervention des armées est mise au service du développement, c’est-à-dire de l’extension universelle de la société de l’économie. Est-ce un hasard si les sociétés de mercenaires s’y substituent progressivement aux corps d’armées nationales ?

3 - Les intérêts nationaux ne se jouent plus sur le territoire national, ils ne sont plus portés seulement par des nationaux, et d’ailleurs les nationaux ont des intérêts qui sont extérieurs, voire contraires. Nous en sommes au point où « défendre le territoire » n’a plus de sens, au point où territoire, géographie et histoire, ne sont plus déterminants. Qui peut nier qu’intervenir en Afghanistan, en Irak, mettait en jeu des intérêts fondamentaux des pays occidentaux ? Histoire, géographie ; leur négation fait partie des fondamentaux de la révolution technologique de l’immatériel. Gestion, comptabilité, finance, marketing, production, tendent à nier que l’histoire et la géographie aient quelque chose à voir avec les mécanismes de la croissance comme avec ceux du droit. Dans l’immense mouvement qui substitue du procédé et du capital à la nature, ce sont les populations locales qui doivent s’adapter à des techniques importées, là où jusqu’alors les pratiques et techniques s’adaptaient au territoire local. Le propre du territoire, le climat, est lui-même détourné.

Même si depuis la convention Enmod de 1977, l’arme climatique est interdite, des espaces de responsabilité inédits apparaissent. Des chercheurs du MIT et d’Israël ont mis en évidence que des changements minimes de composition de l’air pouvaient détourner les cyclones des zones habitées – au détriment de zones voisines... Que se passe-t-il si un cyclone détourné de Miami détruit Acapulco ? A Pékin, des centaines de canons sont braqués sur le ciel, à des endroits stratégiquement choisis pour modifier la course des nuages, d’éventuels orages ou de la pluie et garantir le ciel bleu au-dessus de Pékin pendant les Jeux olympiques. Il faut imaginer le terrorisme climatique pour demain. Un cyclone n’est déjà plus l’effet de la nature, mais l’effet indirect de l’activité humaine ; que se passe-t-il quand sa course et son point d’impact vont devenir des conséquences de choix humains ? Il faut plus concrètement imaginer la poursuite du mouvement d’externalisation

engagé ; ce n’est plus seulement la garde qui sera sous-traitée à des sociétés privées, c’est la guerre elle-même, ou plutôt les opérations armées servant des intérêts divers auxquelles se sera réduite la question de la Défense. Logique extrême d’une évolution dans laquelle l’armée n’est plus dans la Nation, et la Nation n’est plus dans l’armée.

A terme, le thème de la dépossession est proche d’être un thème politique dominant. L’homme désenchanté du XXIe siècle est d’abord un homme dépossédé de ce qui a fait de lui ce qu’il était ou ce qu’il croyait être ; la terre, les siens, ses origines. La perte d’identité est la perte la plus considérable qui puisse toucher un être humain ; comme le disent les Malgaches, « mieux vaut perdre une liasse de billets de banque qu’une parcelle du fihavanana ». Elle affecte des milliards d’hommes et de femmes, et faut-il observer que cette pauvreté là est souvent inversement proportionnelle à leur contribution au PIB ? Et elle touche directement le métier de soldat ; si sa mission se réduit à défendre les intérêts financiers de ceux qui le paient, en quoi son métier se différencie-t-il de celui du mercenaire ?

Le projet libéral poursuit cette course. Primauté du droit, dessaisissement des Etats, mise hors la loi de la guerre, universalisme confiant ; l’Europe en est là. Le monde suit une autre route.

2 - A la redécouverte du monde réel !

« Même une armée victorieuse compte ses morts ». Le rêve de la guerre sans morts se dissipe, à mesure qu’il devient plus évident que, si la victoire peut se gagner sans morts pour le vainqueur, la paix, elle, ne se gagne pas sans morts. Et même les actions parées des plus nobles atours de l’humanitaire révèlent leurs conditions réelles, qui sont celles de la guerre. Nulle part ce retour au réel n’est plus manifeste que dans l’économie, où se dessinent de nouvelles causes d’affrontement. Nous sommes les premiers hommes partout confrontés à la petitesse du monde et à l’épuisement de ses ressources, plus encore à la disparition de services gratuits et vitaux que fournissent les écosystèmes. C’est le revers inattendu du totalitarisme de la croissance.

La surabondance, la gratuité, la liberté de la nature, c’en est fini. Voilà une menace géopolitique d’une autre ampleur que celle de l’Iran ! Nous allons devoir produire ce qu’aucun homme n’a produit, gérer ce qu’aucun homme n’a géré. Et nulle part non plus il ne sera plus durement ressenti que dans une Europe qui veut de toutes ses forces nier le caractère inéluctable des affrontements, cacher la violence des passions et des intérêts à l’œuvre, une Europe tellement étrangère aux vraies raisons de se battre et de mourir des hommes qu’elle veut oublier que le sacré commence quand la vie est en jeu – quand des hommes sont prêts à tuer ou à mourir.

La surprise est grande. Au terme de l’abandon des rapports de force et des intérêts effectifs pour la compassion et les bons sentiments, il y a des désordres, des haines, des chaos sur lesquels la raison a perdu prise. Au bout de l’interventionnisme démocratique, il y a le chaos et le retour aux âges pré étatiques. Au bout de l’indétermination des individus par autre chose que leur volonté, il y a le choc contre les raretés des biens vitaux, et il y a la mort. La révélation que la mort est là, toujours là, qu’elle est possible, qu’elle pourrait même résulter de la force qui nous porte en avant depuis trois siècles, est l’effet le plus surprenant et le plus violent de la mondialisation.

A quoi ressemble le monde qui vient, produit du choc entre un monde idéal du droit universel, et un monde réel des passions, des intérêts et de la confrontation pour l’accès aux biens rares ?

1 - Monde du retour au physique et au réel. Les automobiles ont des carrosseries de métal, les plastiques sont fabriqués à partir de pétrole, et les maisons comme les immeubles demandent de la pierre, du bois et du verre. Et le feu tue. Le retour des biens réels est écrit. La question n’est pas celle des connections Internet et du haut débit, du monde virtuel et des avatars, c’est celle de l’eau, du riz, du bois, de l’air. Le changement climatique n’est pas un problème de plus, c’est un changement d’agenda mondial. Et c’est aussi la condition de tout le reste ; Nous en revenons au monde de la première mondialisation, quand l’essentiel des échanges concernait des matières premières, des métaux précieux, de l’énergie, du bois, des tissus, ce qui se compte, se pèse et se mesure ; et les statistiques du commerce extérieur étaient tenues, voici trente ans encore, en tonnes, en mètres et en tête de bétail....

Nous allons devoir produire l’eau, l’air, l’espace, ce qu’aucun homme n’a jamais produit, et nous allons devoir gérer les accès à l’eau, à l’alimentation, à l’espace ; la gouvernance des biens vitaux est le sujet politique de demain. Il n’y aura pas de politique qui ne soit pas une politique de la vie. La réduction de l’espace vital de chaque être humain est une donnée des cinquante prochaines années, essentiellement due au réchauffement climatique et à l’urbanisation. Il faut avoir vécu dans les fourmilières asiatiques, dans l’entassement des métropoles africaines, pour mesurer ce que signifie un monde plein. La terre, la forêt, l’espace, n’auront plus de prix. Attention ! Le pire serait de croire au retour à la terre, au réel. Il n’y a jamais de retour. Et les liens qui se refondent seront nouveaux, les dépendances qui s’annoncent seront nouvelles, et nous allons redécouvrir les conditions de la vie.

Ce retour au physique et au réel est aussi vrai, et combien, dans le domaine des affaires militaires. L’étonnante révélation que les combats se gagnent sur le terrain, que les avantages conférés par la supériorité du renseignement, des systèmes et même des armes, ne préjugent jamais du déroulement effectif du combat, et qu’à préparer la guerre du futur, on peut perdre celle de demain matin, dessine déjà les contours d’une nouvelle révolution des affaires militaires. Faut-il dire que l’aversion de l’Europe pour la peine de mort, pour les armes et pour l’engagement armé, la complaisance des dirigeants politiques pour l’émotion et les sentiments, la diplomatie de la compassion qui tend à remplacer celle de l’intérêt national, outre qu’elles rendent l’armée étrangère, la guerre impensable et le soldat presque suspect, vont rendre délicate l’appréciation rationnelle des situations, des opérations et des faits ?

2 - Monde compté, petit, limité ; il n’y a en aura pas pour tous. Les promesses de l’Occident aux pays en voie de développement vont se révéler pour ce qu’elles sont, un mensonge. Tous n’auront pas le mode de vie californien. Dans un monde fini, ce qui est pris par l’un est enlevé à l’autre. Ce changement est de conséquences immenses pour les rapports entre individus, entre communautés, entre Etats ; nul ne se hasardera à anticiper ce qui peut se passer si réellement, il n’y en pas pour tout le monde – de l’air, de l’eau, de l’espace, de l’alimentation. Malgré l’avertissement de Paul Valéry, nous en sommes encore inconscients, habitués que nous sommes à une nature gratuite, inépuisable et dont la vitalité effaçait tous les crimes ; c’est fini. Et nous ne mesurons pas ce que signifie l’entrée de 6,5 milliards d’hommes et de femmes dans un désir unique ; plus de la moitié auront l’an prochain un téléphone portable !

C’est la rançon du bûcher de la diversité que nous faisons brûler à grands feux. Nous adressons des désirs infinis à un monde fini. La question des accès aux biens vitaux va dominer le monde qui vient, avec la perspective raisonnable de biens réels rationnés, et d’une explosion du prix de la vie. La pénurie alimentaire est une donnée probable des dix prochaines années. Elle entraînera des mouvements migratoires d’une importance inouïe ; les hommes vont là où la terre les nourrit. Faut-il ajouter que la conflictualité est l’effet immédiat d’une telle situation ? Dans ce monde là, l’argent ne suffit pas ; il n’est plus cet équivalent universel qui rend comparables toutes les statistiques et toutes les données. Il s’agit de se nourrir, ensuite de nourrir les siens ; quelques révisions déchirantes des évidences acquises sur les vertus de la division du travail et de la délocalisation sont proches.

3 - Monde renversé. Ce renversement est de la plus haute importance stratégique ; démographie et géographie économique se rapprochent, après avoir divorcé. Seul, un ethnocentrisme invétéré nous a fait croire à une supériorité congénitale, qui garantirait l’aberrante situation voulant dans les années 1990 encore que 80 % de la richesse financière de l’humanité soit concentrée sur moins de 10 % de la population du globe. Il faut bien mesurer ce que signifie sur ce sujet d’abord le fait que les séparations seront horizontales, distinguant des niveaux de revenu et de capital, ce qu’il faudra bien se résoudre à nommer des classes sociales, à l’intérieur des mêmes territoires partout dans le monde, et non verticales, distinguant des Nations riches ou pauvres, ensuite la déliaison à laquelle a conduit le projet libéral ; les pays les plus pauvres connaîtront, ils connaissent déjà la naissance d’une classe de super riches, fai

Commentaires

De toute facon, le desir est toujours illimité...

Écrit par : JÖ | 12/09/2014

LIESI vit encore quelque part :
http://diamantageperlant.blog4ever.com/l-ukraine-est-le-signe-annoncant-l-effondrement-de-l-occident

Écrit par : S10 | 12/09/2014

"Le projet libéral poursuit cette course. Primauté du droit, dessaisissement des Etats, mise hors la loi de la guerre, universalisme confiant ; l’Europe en est là. Le monde suit une autre route."

Primauté de la loi, qui vient d'un haut, à vrai dire. Auparavant, le droit était le produit de la coutume, tout société humaine produisant naturellement de la coutume, donc du droit.

C'est la primauté de la loi (au sens général : constitutions écrites, traités, lois votées par les parlements en démocratie libérale) qui est nouvelle, moins que le règne du droit, qui n'a jamais cessé d'être (pas même en période de guerre, surtout pas d'ailleurs).

En France, on peut remercier 1789 et la codification napoléonienne de ce qui était surtout la coutume de Paris d'avoir, en gros, initié le mouvement.

Dès lors que les peuples n'ont plus la main sur la fabrication du droit à travers la coutume, les libéraux font ce qu'ils veulent.

Écrit par : Calliclès | 13/09/2014

Le liberalisme tel que vous le decrivez viens quand meme beaucoup de pays de "droits coutumiers" comme l'Angleterre...

Écrit par : JÖ | 14/09/2014

@ JÖ

Angleterre où la loi votée par les deux chambres a flingué peu à peu la coutume et les droits populaires. Après deux révolutions... comme par hasard.

Écrit par : Calliclès | 14/09/2014

Ok, c'est plus clair.

Écrit par : JÖ | 14/09/2014

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