13/08/2014
darkness
« Considère, par exemple, les temps de Vespasien, tu y verras tout ceci : des gens qui se marient, élèvent des enfants, deviennent malades, meurent, font la guerre, célèbrent des fêtes, trafiquent, cultivent la terre, flattent se montrent arrogants, soupçonneux, conspirent, souhaitent que certains meurent, murmurent contre le présent, aiment thésaurisent, briguent les consulats, les souverains pouvoirs. Eh bien ! Toute la société de ces gens-là n'est plus !
Passe maintenant aux temps de Trajan : ce sont les mêmes occupations, et disparue aussi est cette société. Passe en outre en revue et semblablement les autres documents des temps et des nations entières, et vois combien d'hommes, après avoir tendu toutes leurs forces, sont tombés bien vite et se sont dissous dans les éléments. Surtout rappelle-toi ceux que tu as connus toi-même et qui, se tiraillant pour rien, négligeaient d'agir conformément à leur propre constitution, de s'y tenir et de s'en contenter.
Mais il est nécessaire de se souvenir ici que le soin dont il faut entourer chaque action, doit avoir sa propre estimation et sa proportion. Car de cette façon, tu ne te décourageras point si tu n'as pas consacré aux choses inférieures plus de temps qu'il ne convenait. »
(Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même)
Voila, le sens de la mesure. Se savoir fini et mortel. Discriminer les choses importantes des autres, inférieures.
La mesure. Ça me fait penser à Camus. Le philosophe de la révolte était aussi celui de la mesure, cette sagesse inadmissible dans une époque éprise de radicalité et d'oukases Sartriens.
Mesure ne veut pas dire tiédeur :
« En ce moment, on lance des bombes dans le tramway d'Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c'est cela, la justice, je préfère ma mère. »
dit Camus à Stockholm. Comment dénier toute légitimité aux attentats aveugles, fussent-ils l'émanation d'une juste cause et soutenus par toute une intelligentsia progressiste germanopratine forcément émétique...
Il y a sept ans, une de mes vielles patientes mourante m'a offert ces Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle, alors son livre de chevet que j'avais remarqué. Elle m'a offert autre chose : l'aveu d'une vie inavouable, d'un deuxième amour, d'un homme avec lequel elle avait vécu une autre vie, parallèle, sans mesure pourrait-on dire. Et pourtant, elle ne quitta pas son mari, ses enfants, que je rencontrais tous les jours auprès d'elle. Pourquoi m'avait-elle confié pareil secret ? Je crois qu'elle avait besoin de se confier, avant de mourir, et y avait que moi:D. Quelques mois plus tard, son mari, qui n'avait plus que quelques jours à vivre, m'écrivit une petite lettre émouvante au possible, alors que je venais de perdre un gamin. Quelques mots tremblés, ceux d'un vieillard qui se savait mourant mais qui tenait à m'assurer de son affliction. J'ai reçu sa lettre deux jours après sa mort. Elle m'émut jusqu'au sang et j'y repense la gorge serrée. Ça n'était pas des choses inférieures, je le savais même si toute mesure m'échappait à l'époque.
Un dimanche soir, quoi.
I see a red door and I want it painted black,
no colours anymore I want them ot turn black.
I see the girls walk by dressed in their summer clothes,
I have to turn my head until my darkness goes...
20:52 | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : marc-aurèle, camus