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08/04/2015

perdre Eurydice?

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" (...) De ce point de vue, la récente « affaire » Éric Zemmour est assurément emblématique. Ce journaliste (l'un des rares représentants du « néoconservatisme » à la française autorisé à officier sur la scène médiatique) ayant, en effet, déclaré, lors d'un débat télévisé, que les citoyens français originaires d'Afrique noire et du Maghreb étaient massivement surreprésentés dans l'univers de la délinquance (et notamment dans celui du trafic de drogue), la police de la pensée s'est aussitôt mobilisée pour exiger sa condamnation immédiate – voire, pour les plus intégristes, sa pure et simple interdiction professionnelle (Beruf verboten, disait-on naguère en Allemagne). Je me garderai bien, ici, de me prononcer officiellement sur le bien-fondé de l'affirmation d’Éric Zemmour, et ce pour une raison dont l'évidence devrait sauter aux yeux de tous. Dans ce pays, l'absence de toute « statistique ethnique » (dont l'interdiction est paradoxalement soutenue par ces mêmes policiers de la pensée) rend, en effet, légalement impossible tout débat scientifique sur ces questions (un homme politique, un magistrat ou un sociologue qui prétendrait ainsi établir publiquement que l'affirmation de Zemmour est contraire aux faits – ou, à l'inverse, qu'elle exprime une vérité – ne pourrait le faire qu'en s'appuyant sur des documents illégaux). Il n'est pas encore interdit, toutefois, d'essayer d'envisager toute cette étrange affaire sous l'angle de la pure logique (« en écartant tous les faits », comme disait Rousseau). Considérons, en effet, les deux propositions majeures qui structurent ordinairement le discours de la gauche sur ce sujet.

Première proposition : « la principale cause de la délinquance est le chômage – dont la misère sociale et les désordres familiaux ne sont qu'une conséquence indirecte » (comme on le sait, c'est précisément cette proposition – censée s'appuyer sur des études sociologiques scientifiques – qui autorise l'homme de gauche à considérer tout délinquant comme une victime de la crise économique – au même titre que toutes les autres – et donc à refuser logiquement toute politique dite « sécuritaire » ou « répressive »). Seconde proposition : « les Français originaires d'Afrique noire et du Maghreb sont – du fait de l'existence d'un « racisme d'Etat » particulièrement odieux et impitoyable – les victimes privilégiées de l'exclusion scolaire et de la discrimination sur le marché du travail. C'est pourquoi ils sont infiniment plus exposés au chômage que les Français indigènes ou issus, par exemple, des différentes communautés asiatiques ». (Notons, au passage, que cette dénonciation des effets du « racisme d'Etat » soulève à nouveau le problème des statistiques ethniques mais, par respect pour le principe de charité de Donald Davidson, je laisserai de côté cette objection.)

Si, maintenant, nous demandons à n'importe quel élève de CM2 (du moins si ses instituteurs ont su rester sourds aux oukases pédagogiques de l'inspection libérale) de découvrir la seule conclusion logique qu'il est possible de tirer de ces deux propositions élémentaires, il est évident qu'il retrouvera spontanément l'affirmation qui a précisément valu à Zemmour d'être traîné en justice par les intégristes libéraux (« Le chômage est la principale cause de la délinquance. La communauté A est la principale victime du chômage. Donc, la communauté A est la plus exposée à sombrer dans la délinquance »). Les choses sont donc parfaitement claires. Ou bien la gauche a raison dans son analyse de la délinquance et du racisme d’État, mais nous devons alors admettre qu’Éric Zemmour n'a fait que reprendre publiquement ce qui devrait logiquement être le point de vue de cette dernière chaque fois qu'elle doit se prononcer sur la question. Ou bien on estime que Zemmour a proféré une contrevérité abominable et qu'il doit être à la fois censuré et pénalement sanctionné (« pas de liberté pour les ennemis de la liberté » – pour reprendre la formule par laquelle Saint-Just légitimait l'usage quotidien de la guillotine), mais la logique voudrait cette fois (puisque ce sont justement les prémisses de « gauche » qui conduisent nécessairement à la conclusion de « droite ») que la police de la pensée exige simultanément la révocation immédiate de tous les universitaires chargés d'enseigner la sociologie politiquement correcte (ce qui reviendrait, un peu pour elle, à se tirer une balle dans le pied), ainsi que le licenciement de tous les travailleurs sociaux qui estimeraient encore que la misère sociale est la principale cause de la délinquance ou qu'il existerait un quelconque « racisme d’État » à l'endroit des Africains (au risque de découvrir l'une des bases militantes privilégiées de la pensée correcte).

Le fait qu'il ne se soit trouvé à peu près personne – aussi bien dans les rangs de la gauche que dans ceux des défenseurs de droite d’Éric Zemmour – pour relever ces entorses répétées à la logique la plus élémentaire en dit donc très long sur la misère intellectuelle de ces temps libéraux. On en serait presque à regretter, en somme, la glorieuse époque de Staline et de Beria où chaque policier de la pensée disposait encore d'une formation intellectuelle minimale. Dans la long voyage idéologique qui conduit de l'ancienne Tcheka aux ligues de vertu « citoyennes » qui dominent à présent la scène politico-médiatique, il n'est pas sûr que, du point de vue de la stricte intelligence (ou même de celui de la simple moralité) le genre humain y ait vraiment beaucoup gagné. "

Michéa, Le complexe d'Orphée, 2011.

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Les lecteurs de ce blog sont habitués à la prose de Michéa. Je crois vraiment qu'il faut  lire cet homme car sa vision du monde est réellement subversive (ce qui n'est pas un objectif en soi bien sûr) en ces temps de rebellitude en peau de lapin.

Michéa fait le constat que la doctrine libérale (philosphique) repose sur une vision foncièrement pessimiste de l'homme ("incapable de vrai ni de bien" selon Pascal) qui conduisit les penseurs libéraux a s’émanciper volontairement de toute hétéronomie fondatrice (de toute socialité primaire fondée sur la triple obligation du don -donner/rendre/recevoir, de toute valeurs civilisationnelles communes, de toute tradition ou religion normatives) pour échapper aux guerres civiles religieuses qui ravagèrent le monde occidental (l'europe) au 16ème et 17ème siècle.

Id est, en s'émancipant de tout ce qui a toujours fondé la vie en communauté (mais qui est polémogène en soi) et en n'organisant la vie qu'autour du droit procédural et du libre-échange, les libéraux organisent l'autonomie des sociétés et leur auto-institution sur le plus petit dénominateur commun (c'est le sens de son essai intitulé "l'empire du moindre mal"): le moindre mal c'est ce qu'il reste quand on a évacué tout ce qui fait sens dans une communauté et permet de vivre ensemble mais qui devient éminement subjectif et sujet à caution voire à des procédures juridiques sans fin dés lors que l'on a détruit toutes les architectures de sens normatives faisant société...

Le grand truc des libéraux c'est que la liberté des uns doit s'arrèter lorsqu'elle limite celle des autres... le problème est que c'est TOUJOURS le cas! si je veux éouter de la musique à fond toute la nuit, fumer ou il me plait et avoir des relation sexuelles avec des enfants, je suis aujourdhui fondé à revendiquer ces droits! et pourquoi pas? et au nom de quoi me l'interdirait-on dés lors qu'il n'y a pas de norme commune hormis des lois fluctuantes au gré des lobbys et des campagnes d'opinion?

Le code libéral c'est le code de la route: institué par défaut pour éviter un trop grand nombre de conflit mais n'instituant AUCUNE direction commune, aucune architecture de sens partagée, aucun horizon commun hormis celui de consommer et de faire valoir des droits -par nature- extensifs (des "avancées citoyennes" sur les décombres des "derniers tabous" pour parler comme le journaleux progressiste lambda du Monde ou de Libé): sorte d'unification juridico-marchande.

Dire cela ne revient nullement à dire:

1-que Constant ou Hume ou même Adam Smith anticipaient ou espéraient ce genre de monde invivable dans lequel nous vivons mais dire penser que les prémisses de cette pensée ne pouvaient mener qu'au chaos contemporain.
2- qu'il faut jeter ce mouvement d'autonomisation et d'émancipation des sociétés occidentales -totalement singulier dans l'histoire de l'humanité- avec l'eau du bain IKEA ou DOMAC mais qu'il est urgent de déconstruire l'imaginaire progressiste/libéral (cela revient au même) qui est hégémonique aujourd’hui et comprendre qu'il n'y a pas de progrès humain sans une volonté de conservation et sans enracinement dans des valeurs communes, des traditions  fondatrices.

Une babel arc-en-ciel remplie de crétins festifs à roulettes revendicateurs et tirant dans tous les sens ne mène qu'au chaos: nous l'avons sous les yeux.

Michéa se définit parfois comme le faisait Orwell (de façon semi-ironique): un anarchiste conservateur (anarchist tory)! Ou bien un socialiste anarchiste, étant entendu pour lui que "socialisme" et "gauche moderne" n'ont strictement rien en commun tant la "gauche" contemporaine (et la "droite" idem) à définitivement adoubé l'imaginaire juridico-marchand libéral et tant le socialisme ouvrier qu'il exhume de l'histoire était étranger à tout rejet de la tradition, d'un minimum de conservation c'est-à-dire d'un enracinement fort dans une culture et des valeurs culturelles partagées...On est trés loin du nomade attalien avec sa tablette changeant de "job" et de "site" tous les 4 matins...

Aprés Orwell, Lasch ou Clouscard (ou Debord), c'est l'immense mérite de Michéa que de déconstruire l'hubris contemporaine du capitalisme globalisé version économistes de droite ou version sociologues de gauche (faut pas compter sur les Inrocks ou BHL...). Personne n'est obligé de valider cette vision du monde, mais il faut reconnaitre l'originalité de sa pensée et son caractère authentiquement subversif.


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photo: un monde décent