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06/07/2008

Anarchist's story

« Parce que Kipling s’identifie à la classe des officiels, il possède une chose qui fait presque toujours défaut aux esprits « éclairés »- et c’est le sens de la responsabilité. Les bourgeois de gauche le détestent presque autant pour cela que pour sa cruauté et sa vulgarité. Tous les partis de gauche dans les pays industrialisés reposent fondamentalement sur une hypocrisie, car ils affichent de combattre quelque chose dont, en profondeur, ils ne souhaitent pas la destruction. Ils ont des objectifs internationalistes, et en même temps ils sont bien décidés à maintenir un niveau de vie qui est incompatible avec ces objectifs. Nous vivons tous de l’exploitation des coolies asiatiques, et ceux d’entre nous qui sont « éclairés » soutiennent que ces coolies devraient être libérés ; mais notre niveau de vie et donc aussi notre capacité de développer des opinions « éclairées » exigent que le pillage continue. L’attitude humanitaire est donc nécessairement le fait d’un hypocrite, et c’est parce qu’il comprenait cette vérité que Kipling possédait ce pouvoir unique de créer des expressions qui frappent. Il serait difficile de river le clou au pacifisme niais des Anglais en moins de mots que dans la phrase : « Vous vous moquez des uniformes qui veillent sur votre sommeil ! » Kipling, il est vrai, ne comprenait pas les aspects économiques des relations entre l’élite intellectuelle et les vieilles culottes de peau ; il ne voyait pas que si le planisphère est peint en rose, c’est essentiellement afin de pouvoir exploiter le coolie. Au lieu de considérer le coolie, il ne voyait que le fonctionnaire du gouvernement indien, mais même sur ce plan là, il saisissait exactement le mécanisme des relations : qui protège qui. Il percevait clairement que, si certains peuvent être hautement civilisés, c’est seulement parce que d’autres, qui sont inévitablement moins civilisés, sont là pour les défendre et les nourrir. »

Georges Orwell, Œuvres complètes, p186-187, cité par Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, p.48.

 Je devrais m’arrêter là. Pourquoi cet homme est-il si peu lu aujourd’hui, pourquoi son œuvre est-elle systématiquement réduite à 1984, cette critique hyper réaliste d’un monde totalitaire à venir qu’il écrivit au nom du socialisme, ce que ne comprirent pas- ou ne lui pardonnèrent pas nombre d’  « esprits éclairés », gardiens du dogme socialiste…

 Eric Blair, alias Georges Orwell, est mort de tuberculose à l’âge de 46 ans, en janvier 1950, dans un dénuement matériel et une solitude morale extrêmes, six mois seulement après avoir finit d’écrire 1984.

Il se définissait lui-même comme un anarchiste conservateur, et devint socialiste, comme on tombe en religion, après avoir été bouleversé par une plongée, en 1936, dans la condition ouvrière de l’Angleterre de l’entre deux guerres qu’il décrit dans The road to Wigan pier, ou il décrit l’accident d’une rencontre fortuite et déterminante : « (…) le train m’emportait à travers un monstrueux paysage de terrils, de cheminées, de tas de ferrailles, de canaux putrides, de chemins faits de boue et de cendre, tout piétinés d’empreintes de sabots. On était en mars, mais il avait fait affreusement froid, et partout élevaient encore des amoncellements de neige noircie. Comme nous traversions lentement les faubourgs de la ville, nous longeâmes d’interminables rangées parallèles de petits taudis grisâtres qui joignaient perpendiculairement le talus du chemin de fer. Derrière une de ces cahutes, une jeune femme était agenouillée sur les pavés, enfonçant un bâton dans un tuyau de plomb qui devait servir de décharge à un évier placé à l’intérieur, et qui, sans doute, s’était bouché. J’eus le temps de la détailler, avec son tablier qui pendait comme un sac, ses lourds sabots, ses bras rouges de froid. Elle leva la tête au passage du train ; un instant, je fus si prés d’elle que nous aurions presque pu nous regarder dans les yeux ; Elle avait un visage rond et pâle, le visage ordinaire et usé d’une fille grandie dans les taudis, qui a vingt-cinq ans mais en paraît quarante à force d’avortements et de travaux abrutissants, mais ce visage présentait, durant la seconde ou je l’entrevis, l’expression la plus désolée, la plus dénué d’espérance que j’ai jamais contemplée. Je saisis alors combien nous nous trompons quand nous disons : « Pour eux, ce n’est pas la même chose, ce n’est pas comme pour nous » - comme si les gens qui ont grandi dans les taudis ne pouvaient rien imaginer d’autre que des taudis ; En effet, ce que j’avais lu sur son visage, ce n’était pas la souffrance ignorante d’une bête. Elle ne savait que trop bien ce qui lui arrivait, elle comprenait aussi bien que moi quelle destinée affreuse c’était d’être ainsi agenouillée là, dans ce froid féroce, sur les pavés gluants d’une misérable arrière cour, à enfoncer un bâton dans un puant tuyau d’égout. » (1)

Une jeunesse malheureuse dans des internats sordides en décalage avec son origine bourgeoise mais désargentée, un engagement précoce dans la police coloniale en Birmanie qui va renforcer son anti colonialisme viscéral –sans tomber pour autant dans l’anticolonialisme réflexe comme on l’a vu plus haut, la guerre d’Espagne qui fut l’élément fondateur de sa vie et ou apparaît sa fascination pour le combat, les armes, la camaraderie virile, le courage physique dans un contexte chaotique séduisant pour cet anarchiste qui rêvait de construire le socialisme : « C’est en Espagne qu’il découvrit toute la férocité de la bête [la politique] : après avoir été blessé grièvement par une balle fasciste, il ne fut ramené à l’arrière que pour se voir aussitôt traqué par les tueurs staliniens moins désireux de défendre la République contre l’ennemi fasciste que d’anéantir leur alliés anarchistes. Renrér en Angleterre, quand il voulut témoigner de la manière dont les communistes avaient trahi la cause républicaine en Espagne, il se heurta aussitôt et durablement, à la conspiration du silence et de la calomnie, efficacement organisée par les commissaires du Komintern et tous leurs auxiliaires bénévoles de la gauche, qui, afin de pouvoir tranquillement et cyniquement récrire l’histoire, s’étaient bien juré de bâillonner les combattants revenus du front. » (2)

Singulièrement, son amour du socialisme, sa volonté de construire cette société progressiste, s’accompagnait d’une détestation sans mélange du totalitarisme –fasciste ou communiste, casus belli au yeux de nombreux « progressistes » complaisants avec le dévoiement totalitaire de l’idéal socialiste.

« Il y a des gens comme les végétariens et les communistes, avec qui il est impossible de discuter. » (3)

Animals farm, certainement son œuvre la plus parfaite, satire de la révolution Soviétique, écrite en moins de quatre mois de novembre 1943 à février 1944, offensante envers l’allié Soviétique, fut l’objet d’une censure durant plus d’un an et demi de la part des grands éditeurs, sur instruction du ministère de l’information…

Un demi siècle après sa mort, en 1996 puis en 2002, Orwell fut victime d’une campagne calomnieuse organisée par quelques staliniens relayée en Angleterre par le Daily Télégraph et en France par le Monde, visant à le présenter comme un informateur de la police en pleine guerre froide, ce qui suffit à montrer quelle menace encore bien vivante Orwell représente pour les ennemis de la vérité.

 

(1)   G Orwell, in Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, p31.

(2)   Simon Leys, Ibid, p 58.

(3)   G Orwell, Ibid, p.97.

 

25/05/2008

Je vous l’avais bien dit, foutus crétins !

"(...) Quand nous relisons les écrits des dissidents et des exilés soviétiques et est européens, nous sommes frappés par un thème récurrent : leur stupeur, leur indignation et leur colère face à la stupidité, à l’ignorance et à l’indifférence de l’opinion occidentale, tout particulièrement de la classe intellectuelle, qui resta largement incapable de saisir la criante réalité de cette peste totalitaire qui affectait l’existence d’une moitié du genre humain. Et pourtant, les pays occidentaux employaient de vaste ressources à rassembler des informations sur les divers régimes communistes, tant en finançant la recherche universitaire qu’en organisant de coûteux réseaux d’espionnage. Ces énormes efforts ne produisaient guère de résultats. Robert Conquest, un des très rares soviétologues a avoir vu clair dés le début, éprouva d’extrêmes frustrations chaque fois qu’il tenta de communiquer son savoir ; après la désintégration de l’URSS, son éditeur lui suggéra de rééditer un recueil de ses anciens écrits et lui demanda quel titre on pourrait donner à ce volume. Conquest réfléchit une seconde et dit : « Je vous l’avais bien dit, foutus crétins ! »

Chose remarquable, le nom d’un d’un écrivain occidental est fréquemment mentionné dans les écrits des grands dissidents des pays de l’Est ; ils lui rendent hommage comme au seul auteur à avoir aperçu la réalité concrète de leur condition, jusque dans ses bruits et ses odeurs – et c’est Georges Orwell. Aleksander Nekrich résume bien cette opinion : « Georges Orwell fut peut-être le seul écrivain occidental qui ait réussi à comprendre la nature profonde du monde soviétique. » Czeslaw Milosz et beaucoup d’autres formulèrent un jugement semblable. Et pourtant, 1984 est un ouvrage de fiction – une projection imaginaire, avec une Angleterre future comme toile de fond.

L’incapacité occidentale à comprendre la réalité soviétique et toutes ses variantes asiatiques n’étaient pas due à un manque d’information (celle-ci fut toujours abondante) : ce fut un manque d’imagination.(...)"

Simon Leys, Commentaire printemps 2008, p. 147.