13/05/2007
Un monde disharmonieux?
En septembre 1966, Martin Heidegger accorda un long entretien au Spiegel. Il fut publié dix ans plus tard au lendemain de la mort du philosophe. (1) Alors qu’Heidegger évoquait les rapports entre les hommes et l’« être de la technique », ses interlocuteurs lui demandèrent :
« Spiegel : On pourrait vous opposer tout à fait naïvement ceci : qu’est-ce qu’il s’agit de maîtriser ici ? Car enfin tout fonctionne. On construit toujours davantage de centrales électriques. La production va son train ; Les hommes, dans la partie du monde ou la technique connaît un haut développement, ont leurs besoins bien pourvus. Nous vivons dans l’aisance. Qu’est-ce qu’il manque ici finalement ?
MH : Tout fonctionne, c’est bien cela l’inquiétant, que ça fonctionne, et que le fonctionnement entraîne toujours un nouveau fonctionnement, et que la technique arrache toujours davantage d’hommes à la Terre, l’en déracine ; Je ne sais pas si cela vous effraye ; moi, en tous cas, je suis effrayé de voir maintenant les photos envoyées de la lune sur la Terre. Nous n’avons plus besoin de bombe atomique ; Le déracinement de l’homme est déjà là. Nous ne vivons plus que des conditions purement techniques, ce n’est plus une Terre sur laquelle l’homme vit aujourd’hui…
Spiegel : Qui sait si c’est la destination de l’homme d’être sur cette Terre ?
MH : D’après notre expérience et notre histoire humaines, pour autant que je sois au courant, je sais que toute chose essentielle et grande a pu seulement naître du fait que l’homme avait une patrie et qu’il était enraciné dans une tradition… »
S’il fut un temps ou le savoir scientifique et le progrès étaient, au moins en occident, considérés par presque tous comme la garantie d’un monde, d’un avenir meilleurs, il faut accepter qu’ils puissent être considérés aujourd’hui comme des motifs d’inquiétude .A l’augmentation alarmante de la démographie mondiale, s’ajoutent la crainte du développement incontrôlé de la pollution de la planète, de la prolifération nucléaire, du gaspillage des ressources naturelles et la hantise de manipulations génétiques et de biotechnologies portant sur (ou touchant directement) les hommes eux-mêmes.Sans pour autant céder à l’utopie de la « décroissance », très tendance actuellement, et abondamment instrumentalisée par la mouvance communiste/ progressiste reconvertie habilement en un anti mondialisme de façade, il est difficile d’imaginer ce qui pourrait contrarier la course en avant de cette « société technicienne » qui inquiétait Heidegger. Nombreux sont ceux qui considèrent que les Hommes ne sont pas de taille et qu’un destin Faustien ou Prométhéen leur est promis…
« Dans la théogonie d’Hésiode, Prométhée est un titan que son orgueil conduit à braver les dieux et l’ordre du monde. Ayant dérobé le feu de l’Olympe, source de puissance, il offre aux hommes ce cadeau empoisonné ; En punition, il est enchaîné à un rocher alors qu’un aigle (l’oiseau de Zeus) lui dévore le foie. » (2)
La métaphore est limpide et illustre l’un des fondements de l’esprit Grec qui condamne la démesure (hubris ou hybris) comme faute suprême, celle qui met en péril l’ordre de l’univers. Etablir l’harmonie entre soi et le cosmos, tel est le maître mot de la sagesse antique d’Homère à Aristote. En conséquence, la mesure règne en toutes choses ; dans la structure de la cité, dans l’architecture des temples, les proportions des statues, à défaut d’être toujours présente dans la vie des individus. Car ceux-ci portent en eux une tendance innée à la démesure qui doit être combattue par l’éducation, l’enracinement dans une cité et de justes lois reflétant elles-mêmes l’ordre du cosmos. Ainsi, aux caprices des opinions subjectives et des emportements de la passion, les philosophes (amis de la sagesse) antiques ont voulu opposer le logos, le discours objectif, la raison, reflet de l’ordre cosmique.
Les Grecs, créateurs des formes supérieures de la civilisation européenne, savaient que la perfection réside dans l’approfondissement plus que dans l’expansion, car elle est inséparable des limites, du fini. Hésiode montre ainsi que le cosmos est devenu ordre et beauté parce que des limites ont été imposées par les Dieux aux débordements destructeurs des forces vitales.(1) Martin Heidegger, Réponses et questions sur l’histoire et la politique, Mercure de France, 1988, p.45,47.
(2) Dominique Venner, Le siècle de 1914, p383 ; Pygmalion 2006 ;
17:35 | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : progres, ordre, desordre, communiste, sagesse, antiquité, hubris
Commentaires
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Écrit par : Pentagramme | 15/05/2007
Ce n'est pas la décroissance qui changera quoi que ce soit. C'est l'humanité qu'il faut réduire drastiquement. Tuer quelque milliards de pollueurs aurait enfin un effet. Qui le proposera ? Qui le réalisera ? J'ai des doutes...
Écrit par : IVANE | 16/05/2007
moi aussi, ivane..
cette référence à la sagesse antique, à l'ordre naturel du cosmos, qui cela peut-il intéresser de nos jours? une petite minorité en occident, quelques érudits épars dans le monde? et le reste?
j'écoutais hier avec plaisir hubert Védrines dans une ancienne émission "répliques" de finkielkraut, parler de l'occident comme une petite caste de boys scouts ne réalisant pas que la grande majorité de l'humanité ne se réfère en rien aux valeurs occidentales et que nous vivons dans un champ de force permanent qui nous dépasse et dans lequel nous pesons si peu.
merci pentagramme pour la référence.
Écrit par : hoplite | 16/05/2007
Il importe peu que le Parthénon ne soit plus admiré que par par une petite poignée d'hommes... Même dans l'Antiquité, il devait y avoir des Grecs qui n'en comprenaient pas toute la Beauté et la Signification ! Il a été érigé par une élite et pour une élite.
Le Parthénon est le symbole de la lumière triomphant des ténèbres, et que le reste du monde se fiche du Parthénon n'a strictement aucune importance... Il y a ceux qui vivent un peu plus haut que la boue, très peu, mais ça suffit... André Gide a pleuré en découvrant la beauté de ce Temple qui fait face au soleil...
Écrit par : Gaëlle Mann | 19/05/2007
oui, je comprend cette vision aristocratique (au sens propre) des choses.
toutefois, pour que cet héritage magnifique et fondateur ne se perde pas, sans doute est-il nécessaire de l'enseigner et le faire connaitre au plus grand nombre, même si seule une élite est à même d'en comprendre le message et la beauté.
Écrit par : hoplite | 19/05/2007
gaëlle, je vous engage à lire l'excellent billet de todomodo:http://todomodo.unblog.fr/2007/04/17/trajan-fasciste/
réflexion fort à propos.
Écrit par : hoplite | 19/05/2007
Le propos de Gaëlle est un rien trop brutal à mon sens.
Bien entendu, il importe avant tout qu'une élite existe. Mais cette élite est liée au reste de la communauté. Non seulement parce qu'elle a besoin d'elle pour exister physiquement, tout simplement, mais aussi pour que son existence ait un sens !
Elite et communauté sont liées.
Je nuancerais également en disant que cette élite, en rayonnant sur le reste de la société (au même titre que la pornocratie imbibe aujourd'hui une bonne partie de la société, comme une inversion terrifiante), propage cette lumière victorieuse. Tout le drame de l'Europe est bien l'extermination progressive de son aristocratie et des valeurs qu'elle portait. Car qui reste-t-il pour élever la communauté ?
De plus, c'est bien le rôle naturel de l'élite, de s'engager dans le Politique (directement ou indirectement). Dans le cas contraire, il n'y a que des esthètes, des parasites sociaux. Drieu résume bien cette idée lorsqu'il disait que "l'intellectuel ne vaut que par le noyau d'homme d'action qu'il y a en lui".
Écrit par : Metanoïa | 19/05/2007
entièrement d'accord metanoïa
et ce type de société aristocratique, non égalitaire, était encore bien vivant et brillant au début du XXeme siecle partout en Europe et à montré sur la longue histoire de notre pays une efficacité remarquable dans la conduite et la protection des intérets de la nation.
Écrit par : hoplite | 20/05/2007
Que le Parthénon, au temps de Périclès, ne pouvait avoir la même signification et la même valeur pour tous, c'est fort probable.
Qu'il ait été un templum revêtu d'une signification supérieure pour tout le peuple athénien et pour tous les Grecs, c'est certain.
On sait bien que les Panathénées rassemblaient chaque année au mois de juillet l'ensemble de la communauté, qui célébrait alors sa divinité tutélaire, celle des paysans, des artisans, des grands propriétaires. Chacun y participait dans un cadre grandiose au culte que tous pratiquaient quotidiennement, sous diverses formes, notamment dans le cadre de la famille.
C'est le propre des réalisations sacrées traditionnelles que d'être destinées à toute une communauté, nécessairement diverse mais emprunte des mêmes valeurs, utilisant un langage parfois aristocratique mais toujours accessible au commun.
Le propre de l'art dégénéré, outre d'être désacralisé, c'est d'utiliser un langage qui devient parfaitement inaccessible en dehors d'un petit cercle d'initié se masturbant sur ses propres réalisations. C'est une manifestation parmi d'autres de la fin de l'enracinement communautaire...
Écrit par : Amaury | 21/05/2007
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