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18/03/2008

Bistrots perdus

"De l’autre coté de la route, les pentes dégringolent, la forêt se déploie. On traverse la salle de bar où circulent les tournées de pastis. Des visages allumés se tournent vers les nouveaux venus. On serre quelques mains, on passe dans la salle de restaurant, on s’assoit, et ça commence, les crudités et le jambon servent d’amusement. On passe aux choses sérieuses avec la terrine de sanglier que Levert dépose sur la table. Il en cuit régulièrement des kilos. On s’en sert de vastes tranches, on y revient, on renonce à se raisonner. Après quoi, le principal, du roboratif, côtes de veau aux trompettes de la mort, bœuf aux morilles, coq au vin, lapin. Ce sont des bêtes que l’on a parfois bien connues, qu’on appelait par leur petit nom. Ou bien on connaît l’ex-propriétaire du lapin ou du veau, il est au bar, on le félicite. Le plat de truffade qui accompagne, il est rare que l’on puisse en venir à bout ; Chacun fait son devoir, les fromages circulent, le clafoutis, l’alcool, Levert a l’air content.

Il donne la version moderne de ces bistrots d’antan tenus par des dames austères. On arrivait à l’improviste. Du fond de la salle noire, elles vous regardaient d’un air farouche. On en trouvait un parfait exemplaire dans un gros village, à dix-sept kilomètres dans la vallée. Sur la place de l’église, une devanture en bois peint, des vitrines agrémentées de rideau au crochet et de plantes vertes : le bar-hôtel-restaurant de Marie Croze. Il a du rester en activité jusqu’à la mort de la patronne, au début des années quatre-vingt-dix. L’hôtel n’accueillait guère de voyageurs. Il logeait plutôt, plusieurs mois de l’année, en meublé, les bergers et les valets de ferme. Marie Croze faisait à manger à midi pour les ouvriers de la minoterie, les maçons et les cantonniers. Guère plus d’une table ou deux de travailleurs silencieux, s’appliquant à grands coups de fourchettes à leur ouvrage. On entrait dans la grande salle au parquet clair impeccablement récuré. De l’ombre, de la fraîcheur. Une atmosphère recueillie. L’horloge recomptait les mouches. Deux ou trois visages se levaient un instant au dessus l’assiette, se retournaient, par acquit de conscience, vers les nouveaux venus, sans leur accorder sourire ni salut, pour se pencher à nouveau très vite sur la besogne. Le pain faisait peu de bruit qui épongeait les sauces. Quelques tables de bois, anciennes, recouvertes de toile cirée vichy, des cendriers Cinzano. Au fond, le bar, au coin duquel un étroit passage donnait sur la cuisine. Là, sans hâte, la patronne faisait son apparition.

Marie Croze était une petite femme trapue à l’allure sévère. Pâle, les yeux clairs, les cheveux blancs, toujours dans la même blouse noire. Elle avait dû être assez belle. Elle ne souriait jamais au client, le considérait d’abord de loin, sans indulgence apparente, comme un supérieur de Chartreux accueillerait le candidat à la retraite. Un temps se passait avant qu’elle parle, ou réponde à la demande, comme si la présence de l’impétrant avait quelque chose d’incongru. Déjeuner ? Il était bien tard. Enfin, on pouvait encore. Pas grand-chose d’extraordinaire, il fallait le savoir. Ca irait quand même ? Qu’on s’installe là-bas, dans le coin, par exemple. Presque aussitôt, la table se chargeait d’un pichet d’eau, d’un panier de pain, d’un litre de vin à capsule plastique, dont on pouvait, cela allait sans dire, redemander à volonté, et d’un plat de crudités diverses, carottes râpées, chou rouge, œuf dur, tomates. On avait à peine eu le temps de s’en apercevoir. Une petite servante basanée, toute habillée de noir, trapue, sans âge déterminable, à peu prés muette, avait glissé le tout avec promptitude, sans plus sourire que la patronne, qui la surveillait du fond de la salle, l’œil grave. Pas de choix, pas d’ordres à donner, le repas tenait dans son déroulement des agapes merveilleuses des légendes médiévales. La suite se déroulait inexorablement. Entraient en scène, dans l’ordre, le plat de charcuterie (jambon, saucissons divers), le plat de poisson, le rôti de veau accompagné de sa purée, la salade, un bout de fromage, une corbeille de fruits. Dans le mouvement, on se laissait parfois aller à reprendre un litre étoilé."

Pays perdu, Pierre Jourde, 2003.

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