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01/12/2008

Anarque

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L'anarque peut vivre dans la solitude; l'anarchiste est un être social, et contraint de chercher des compagnons.

Etant anarque, je suis résolu à ne me laisser captiver par rien, à ne rien prendre au sérieux, en dernière analyse... non, certes, à la manière des nihilistes, mais plutôt en enfant perdu, qui, dans le no man's land d'entre les lignes des marées, ouvre l'oeil et l'oreille.

C'est le rôle de l'anarque que de rester libre de tout engagement, mais capable de se tourner de n'importe quel côté.

Le trait propre qui fait de moi un anarque, c'est que je vis dans un monde que, "en dernière analyse", je ne prends pas au sérieux.

Pour l'anarque, les choses ne changent guère lorsqu'il se dépouille d'un uniforme qu'il considérait en partie comme une souquenille de fou, en partie comme un vêtement de camouflage. Il dissimule sa liberté intérieure, qu'il objectivera à l'occasion de tels passages. C'est ce qui le distingue de l'anarchiste qui, objectivement dépourvu de toute liberté, est pris d'une crise de folie furieuse, jusqu'au moment où on lui passe une camisole de force plus sérieuse.

Ce qui d'ailleurs me frappe, chez nos professeurs, c'est qu'ils pérorent d'abondance contre l'Etat et l'ordre, pour briller devant les étudiants, tout en attendant du même Etat qu'il leur verse ponctuellement leur traitement, leur pension et leurs allocations familiales, et qu'à cet égard du moins ils sont encore amis de l'ordre.

Le libéral est mécontent de tout régime; l'anarque en traverse la série, si possible sans jamais se cogner, comme il ferait d'une colonnade. C'est la  bonne recette pour qui s'intéresse à l'essence du monde plutôt qu'à ses apparences - le philosophe, l'artiste, le croyant.

Quand la société oblige l'anarque à entrer dans un conflit auquel il est intérieurement indifférent, elle provoque ses contre-mesures. Il tentera de retourner le levier au moyen duquel elle le meut.

Si j'aime la liberté "par dessus tout", chaque engagement devient image, symbole. Ce qui touche à la différence entre le rebelle et le combattant pour la liberté; elle est de nature, non qualitative, mais essentielle. L'anarque est plus proche de l'être. Le partisan se meut à l'intérieur des fronts sociaux et nationaux, l'anarque se tient au-dehors. Il est vrai qu'il ne saurait se soustraire aux divisions entre partis, puisqu'il vit en société.

Je disais qu'il ne faut pas confondre rebelles et partisans; le partisan se bat en compagnie, le rebelle tout seul. D'autre part, il faut bien distinguer le rebelle de l'anarque, bien que l'un et l'autre soient parfois très semblables et à peine différents, d'un point de vue existentiel.
La distinction réside en ce que le rebelle a été banni de la société, tandis que l'anarque a banni la société de lui-même. Il est et reste son propre maître dans toutes circonstances.

Pour l'anarque [...] S'il prend ses distances à l'égard du pouvoir, celui d'un prince ou de la société, cela ne veut pas dire qu'il refuse de servir, quoiqu'il advienne. D'une manière générale, il ne sert pas plus mal que tous les autres, et parfois mieux encore, quand le jeu l'amuse. C'est seulement du serment, du sacrifice, du don suprême de soi qu'il s'abstient.

L'anarque est [...] le pendant du monarque : souverain, comme celui-ci, et plus libre, n'étant pas contraint au règne.

Le libéralisme est à la liberté ce que l'anarchisme est à l'anarchie.

L'illusion égalitaire des démagogues est encore plus dangereuse que la brutalité des traîneurs de sabres... pour l'anarque, constatation théorique,  puisqu'il les évite les uns et les autres.

L'anarque, ne reconnaissant aucun gouvernement, mais refusant aussi de se bercer, comme l'anarchiste, de songeries paradisiaques, possède, pour cette seule raison, un poste d'observateur neutre.

L'anarque pense de manière plus primitive; il ne se laisse rien prendre de son bonheur. "Rends-toi toi-même heureux", c'est son principe fondamental, et sa réplique au "Connais-toi toi-même" du temple d'Apollon, à Delphes. Les deux maximes se complètent; il nous faut connaître, et notre bonheur, et notre mesure.

Le monde est plus merveilleux que ne le représentent sciences et religions. L'art est seul à le soupçonner.

L'obligation scolaire est, en gros, un moyen de châtrer la force de la nature et d'amorcer l'exploitation. C'est tout aussi vrai du service militaire obligatoire, qui est apparu dans le même contexte. L'anarque le rejette, tout comme la vaccination obligatoire et les assurances, quelles qu'elles soient. Il prête serment, mais avec des restrictions mentales. Il n'est pas déserteur, mais réfractaire.

Qu'on lui impose le port d'une arme, il n'en sera pas plus digne de confiance, mais, tout au contraire, plus dangereux. La collectivité ne peut tirer que dans une direction, l'anarque dans tous les azimuts.

L'anarque [...] a le temps d'attendre. Il a son éthos propre, mais pas de morale. Il reconnaît le droit et non la loi; méprise les règlements. Dès que l'éthos descend au niveau des règlements et des commandements, c'est qu'il est déjà corrompu.

L'anarque n'en [la société] discerne pas seulement de prime abord l'imperfection : il en reconnaît la valeur, même avec cette réserve. L'Etat et la société lui répugnent plus ou moins, mais il peut se présenter des temps et des lieux où l'harmonie invisible transparaît dans l'harmonie visible. Ce qui se révèle avant tout dans l'oeuvre d'art. En pareil cas, on sert joyeusement.

L'égalisation et le culte des idées collectives n'excluent point le pouvoir de l'individu. Bien au contraire : c'est en lui que se concentrent les aspirations des multitudes comme au foyer d'un miroir concave.

Etant anarque, ne respectant, par conséquent, ni loi ni moeurs, je suis obligé envers moi-même de prendre les choses par leur racine. J'ai alors coutume de les scruter dans leurs contradictions, comme l'image et son reflet. L'un et l'autre sont imparfaits -en tentant de les faire coïncider, comme je m'y exerce chaque matin, j'attrape au vol un coin de réalité.

Non qu'en tant qu'anarque, je rejette à tout prix l'autorité. Bien au contraire : je suis en quête d'elle et me réserve, pour cette raison précise, le droit d'examen.
Je mentionne cette indifférence parce qu'elle éclaire la distance entre les positions : l'anarchiste, ennemi-né de l'autorité, s'y fracassera après l'avoir plus ou moins endommagée. L'anarque, au contraire, s'est approprié l'autorité; il est souverain. De ce fait, il se comporte, envers l'Etat et la société, comme une puissance neutre. Ce qui s'y passe peut lui plaire, lui déplaire, lui être indifférent. C'est là ce qui décide de sa conduite; il se garde d'investir des valeurs de sentiment. Chacun est au centre du monde, et c'est sa liberté absolue qui crée la distance où s'équilibrent le respect d'autrui et celui de soi-même.

Le bannissement se rattache à la société comme l'un des symptômes de son imperfection, dont l'anarque s'accommode tandis que l'anarchiste tente d'en venir à bout.

Nous frôlons ici une autre des dissemblances entre [l'anarque] et l'anarchiste : la relation à l'autorité, au pouvoir législateur.
L'anarchiste en est l'ennemi mortel, tandis que l'anarque n'en reconnaît pas la légitimité. Il ne cherche, ni à s'en emparer, ni à la renverser, ni à la  modifier - ses coups de butoir passent à côté de lui. C'est seulement des tourbillons provoqués par elle qu'il lui faut s'accommoder.


L'anarque n'est pas non plus un individualiste. Il ne veut s'exhiber, ni sous les oripeaux du "grand homme", ni sous ceux de l'esprit libre. Sa mesure lui suffit; la liberté n'est pas son but; elle est sa propriété. Il n'intervient ni en ennemi, ni en réformateur; dans les chaumières comme dans  les palais, on pourra s'entendre avec lui. La vie est trop courte et trop belle pour qu'on la sacrifie à des idées, bien qu'on puisse toujours éviter d'en être contaminé. Mais salut aux martyrs !

A première vue, l'anarque apparaît identique à l'anarchiste en ce qu'ils admettent, l'un comme l'autre, que l'homme est bon. La différence consiste en ceci : l'anarchiste le croit, l'anarque le concède. Donc, pour lui, c'est une hypothèse, pour l'anarchiste un axiome. Une hypothèse a besoin d'être vérifiée en chaque cas particulier; un axiome est inébranlable. Suivent alors les déceptions personnelles. C'est pourquoi l'histoire de l'anarchie est faite d'une série de scissions. Pour finir, l'individu reste seul, en désespéré.

Il n'y a pas plus à espérer de la société que de l'Etat. Le salut est dans l'individu.

L'idée fondamentale de Fourier est excellente : c'est que la création est mal fondue. Son erreur consiste à croire que ce défaut dans la coulée est réparable. Avant tout, l'anarque doit se garder de penser en progressiste. C'est la faute de l'anarchiste, en vertu de laquelle il lâche les rênes.

L'anarque peut rencontrer le monarque sans contrainte; il se sent l'égal de tous, même parmi les rois. Cette humeur fondamentale se communique au souverain; il sent qu'on le regarde sans préjugés. C'est ainsi que naît une bienveillance réciproque, favorable à l'entretien.

Le capitalisme d'Etat est plus dangereux encore que le capitalisme privé, parce qu'il est directement lié avec le pouvoir politique. Seul, l'individu peut réussir à lui échapper, mais non l'association. C'est l'une des raisons qui font échouer l'anarchiste.

Ernst JÜNGER, Eumeswill (1977)

Commentaires

Superbe, foutredieu, superbe ! Je relaie chez moi, tiens...

Écrit par : Didier Goux | 01/12/2008

hoplite, je suis épuisé de ma journée, mais je voulais te laisser un mot sur ce bel extrait de Junger.

D'abord, c'est un plaisir de l'esprit que de le lire. Il fait du bien à mes neurones. Il est d'une clarté saisissante et son propos est plein de lumière.

Junger est franchement un être supérieur et pas tout le monde ne peut prétendre à sa notion de la liberté. Pour y arriver, il faut avoir en tout cas avoir le courage de ses convictions.

C'est drôle mais en lisant cet extrait, j'ai pensé à un écrivain espagnol dont le propos et l'allure lui ressemblent. Jorge Semprun. Il vaut le détour.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Jorge_Sempr%C3%BAn

Bravo hoplite de continuer ton blog. Je suis content de te croiser au fil du temps!

Écrit par : Inukshuk | 02/12/2008

merci, vieux!
je te retourne le compliment.
concernant Junger, c'est un personnage complexe. j'ai découvert d'abord l'homme de guerre, martial, puis beaucoup plus tard le philosophe, le botaniste et l'entomologiste érudit qu'il fut aprés ses années de guerre.
sa posture d'anarque ne manque pas d'allure ni de sagesse, et il m'arrive de m'y reconnaitre.

je connais bcp moins bien Semprun, je l'avoue.
à bientôt

Écrit par : hoplite | 03/12/2008

Merci à Parkane de faire le pont entre nos écrits. Les mots d'Ernst JÜNGER me parlent c'est une évidence. Depuis 6 mois je pense poursuivre cette même idée mais sans connaitre cet auteur. Je rajoute donc Jünger dans la longue liste des auteurs à découvrir.

Écrit par : nicocerise | 17/12/2008

c'est le mystère du web..

junger est inépuisable et te prends à contrepied à chaque page.
un homme extraorinaire
si tu ne l'as pas encore lu: orages d'aciers et les falaises de marbres: incontournables
et bien sur ses journaux de guerre: EXTRAORDINAIRES
SI U

Écrit par : hoplite | 17/12/2008

bref l'anarque est le fasciste post-fascismes
mais Junger ne pouvait pas le dire.

Écrit par : l'abbé Tymon de quimonte | 19/12/2008

« Le fascisme est un phénomène politique moderne, nationaliste et révolutionnaire,antilibéral et antimarxiste,organisé en un parti milice, avec une conception totalitaire de la politique et de l’Etat, avec une idéologie à fondement mythique, viril et anti-hédoniste, sacralisée comme religion laïque, qui affirme la primauté absolue de la nation, entendue comme communauté organique, ethniquement homogène, hiérarchiquement organisée dans un état corporatif, avec une vocation belliqueuse, une politique de grandeur, de puissance et de conquête, visant à la création d’un ordre nouveau et d’une nouvelle civilisation. »
(Emilio Gentile, Fascisme, histoire et interprétation. Gallimard 2002)

l'abbé, il me semble que la posture de l'anarque telle que la conçoit Jünger s'éloigne assez du fascisme.
anti libéral, antimarxiste, anti matérialiste certes. mais l'anarque n'a pas cette inclinaison vers une vision organique, anti individualiste, anti hédoniste, hiérarchique et anti intellectualiste de la société qu'avaient les théoriciens du fascisme.

qu'en penses-tu?

Écrit par : hoplite | 20/12/2008

Je viens de commenter un peu plus haut et je découvre cet article, je suis soufflé, il faut absolument que je découvre Jünger. Connaissez vous d'ailleurs le personnage de bande dessinée Corto Maltese ? J'ignore si Hugo Pratt avait lu Jünger mais la posture de l'anarque semble correspondre parfaitement à ce que Pratt a fait de son héros.

Écrit par : Maxime | 22/12/2008

que tu as raison...
J'avais confondu dans mon esprit Junger et Rommel....

Écrit par : l'abbé Tymon de quimonte | 22/12/2008

maxime, je connais mal corto maltese. peux pas dire
si tu lis Junger, commence par "orages d'acier" qui relate son expérience de la première guerre mondiale. stupéfiant

Écrit par : hoplite | 22/12/2008

http://petitimmonde.blogspot.com/2008/12/larnaque.html

Écrit par : l'abbé Tymon de quimonte | 22/12/2008

Je ne connaissais pas ce terme " anarque "....tout bien lu et bien considéré , ça me ressemble beaucoup ...c'est très complet et fort bien dit....
Mais il me manque une pièce du puzzle : la position de l' " anarque " par rapport aux religions, à " la religion " en général ....

Écrit par : chris | 07/01/2011

@chris,

"Etant anarque, ne respectant, par conséquent, ni loi ni moeurs, je suis obligé envers moi-même de prendre les choses par leur racine. J'ai alors coutume de les scruter dans leurs contradictions, comme l'image et son reflet. L'un et l'autre sont imparfaits -en tentant de les faire coïncider, comme je m'y exerce chaque matin, j'attrape au vol un coin de réalité."

les lois, qu'elles soient profanes ou sacrées.

Écrit par : hoplite | 07/01/2011

L'anarque croit en l'Un, à la manière des philosophes antiques (Philolaos, par exemple). Mais ce n'est pas le Dieu personnel de la Bible. C'est une force divine impersonnelle. D'ailleurs, Jünger emploie, pour désigner le divin, le terme de numineux (du latin numen : puissance divine). Il arrive que l'anarque prie, parce que la prière correspond à un besoin vital. C'est écrit à plusieurs reprises dans le roman.

« L'Un peut, certes, façonner des personnes, mais non être lui-même personnel, et ce "lui" est déjà un préjugé paternitaire. L'Un est insaisissable, tandis que l'homme s'entretient d'égal à égal avec la pluralité des dieux, qu'il les invente ou les découvre. Quoi qu'il en soit, c'est lui qui leur a donné des noms. Ce qu'il ne faut pas confondre avec un monologue sur un plan supérieur. Sans aucun doute, il faut qu'il y ait en nous quelque chose de divin, et qui soit reconnu comme tel, sans quoi nous serions incapables d'avoir la moindre notion des dieux. » (Eumeswil, chapitre 28)

On est loin de la révélation chrétienne. Plus tard, Jünger évoluera. A la fin de sa vie, il se convertira à la religion catholique.

Écrit par : Sébastien | 07/01/2011

" Plus tard, Jünger évoluera. A la fin de sa vie, il se convertira à la religion catholique."

oui mais pas mal d'interrogation sur ce point. D'après Hervier sans doute plus par conformisme social (pour ne pas heurter les gens de chez lui) que par foi véritable...qui sait?

Écrit par : hoplite | 07/01/2011

Je découvre Corto Maltese cet été et je partage tout à fait le point de vue qui le compare à cette posture d'anarque.
En ce qui me concerne, j'écris des romans argotiques d'espionnage.
Mais j'écris aussi de la philosophie. Et j'ai repris dans un de mes textes le terme anarque. En ce qui concerne Corto, je suis fan !

Écrit par : Anthony Michel | 16/08/2011

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