01/11/2020
bildungsroman
«(...) La notion du cours du temps, surtout en cas d'urgence, est très bien ressentie dans les Balkans, une partie de l'Europe qui est constamment sous influences tectoniques majeures. La balkanisation ne signifie pas seulement la dislocation géopolitique ; elle renvoie également à une forme de la dégénérescence d’identité, où se mélangent et se confondent diverses identités politiques, religieuses et raciales qui sont constamment remplacées par de nouvelles identités venues d’ailleurs. Toutefois, compte tenu des catastrophes qui s’approchent à grands pas de l’Europe, toute balkanisation peut servir de leçon pour aiguiser le talent de survie. Ce talent exige de pratiquer la vie en solitaire, et d’être complètement détaché de tous les liens politiques avec le monde d'aujourd'hui. En cas de nécessité, on devrait, comme ce fut habituel chez les chouans vendéens pendant la Révolution française, ou chez les guérilléros espagnols pendant l’occupation napoléonienne, ou bien encore chez les haïdouks balkaniques pendant l’occupation turque du XVIe au XIXe siècle, vivre comme des paysans mais, en cas d'urgence, être prêt à rapidement prendre les armes. Aujourd'hui, cependant, il ya deux formes opposées de la balkanisation. D'un côté, l’Europe orientale continue toujours d’être en proie à la haine interethnique entre ses peuples. D'un autre côté, on observe en Europe occidentale une guerre larvée avec les non-Européens. Or à la lumière des vagues d’immigration en provenance du Tiers-Monde, tous les Européens sont censés devenir de bons Balkaniques : pas forcément dans le sens négatif, mais dans un sens positif qui sous-entend l’esprit de la déterritorialisation locale, et qui est seulement possible dans une Europe d’Empire. Celui qui vit au milieu d'animaux sauvages devrait devenir un animal, et peu importe qu’il habite Paris, Washington ou Francfort. Comme le sociologue italien Vilfredo Pareto a justement prophétisé il y a cent ans: «Celui qui devient l'agneau va se trouver bientôt un loup qui le mangera." (2). Or le talent de vie dans la fin des temps exigera donc des loups européens d’apprendre à revêtir les habits de brebis.
On devrait se rappeler la figure de l’Anarque d’Ernst Jünger dans son roman Eumeswil. Le protagoniste, Martin Venator, vit sa double vie dans une société postmoderne et multiculturelle à coté de la casbah d’Eumeswil. Or l’Anarque n'est ni rebelle, ni dissident, ni anarchiste quoiqu’au moment donné, il puisse revêtir toutes ces trois figures à la fois. D’ailleurs, l’Anarque semble s’être très bien inséré dans le système de la pensée unique et de l’autocensure du Système. Il attend patiemment son moment ; il va frapper seulement quand le moment sera mûr. Ce roman de Jünger peut être considéré comme le Bildungsroman pour la génération actuelle de jeunes Européens dont le rôle didactique peut leur faciliter le choix de la figure du rebelle.
L’arrivée en masse d’immigrés d’une culture et d’une race étrangère à l'Europe exige de tous les Européens de bien réfléchir à quelle figure de comportement choisir, c’est à dire à quelle nouvelle identité jouer. Historiquement, les figures du rebelle nationaliste en Europe centrale et orientale n'ont jamais eu d’effet convergent sur les peuples européens. Elles ont été nuisibles et doivent donc être rejetées. Toutes les formes et figures de la rébellion – que ce soit l’appartenance à sa tribu ou à son Etat aux dépens de son voisin blanc, comme en témoignent les guerres entre la Pologne et l'Allemagne, entre les Serbes et les Croates, entre les Irlandais et les Anglais – semblent devenues dérisoires aujourd’hui. L’Europe balkanisée, avec ses figures rebelles des nationalismes exclusifs, ne fait que donner davantage de légitimité au projet multiracial du Système. Toute figure de dissident au Système, comme fut autrefois la figure de l’anarchiste ou du partisan est désormais vouée à l’échec dans un Système possédant des moyens de surveillance totale. Ce qui reste maintenant aux nouveaux rebelles, c’est le devoir de se définir comme héritiers européens, nonobstant le pays où ils vivent, que ce soit en Australie, en Croatie, au Chili, ou en Bavière. Compte tenu de l'afflux massif d’immigrés non-européens, les Européens ne peuvent plus s’offrir le luxe de l’esprit de clocher. Le danger imminent de leur mort peut les aider à se débarrasser de leur particularisme territorial. En effet, qu’est-ce que cela veut dire aujourd’hui être Allemand, Français, Américain, vu le fait que plus de 10 pour cent d’Allemands et de Français et plus de 30 pour cent des Américains sont d'origine non-blanche?
(...) Suite à la Seconde Guerre mondiale, les génocides communistes ont eu une influence catastrophique sur l'évolution culturelle et génétique de toute l’Europe orientale. La classe moyenne ainsi qu’un grand nombre de gens intelligents furent simplement supprimés, ne pouvant transmette leur patrimoine génétique, leur intelligence et leur créativité à leur progéniture. Alors, où sont donc les parallèles avec le monde multiracial d’aujourd’hui en Europe ? Force est de constater que tout ce que les communistes ne pouvaient pas parachever par la terreur en Europe orientale est en train de se faire maintenant d’une manière soft par l'actuelle "super classe" libérale et cela par le truchement de son idéologie de rechange, le « multiculturalisme ». L'afflux constant de non-Européens est en train d’affaiblir le fonds génétique des Européens, menant à leur mort douce où les lignes entre l’ami et l’ennemi s’effacent complètement. On s’aperçoit clairement de l'impact brutal de l'idéologie de l'égalitarisme et de sa nouvelle retombée dans le Système, qui enseigne, aujourd’hui comme autrefois, que tous les hommes doivent être égaux et par conséquent interchangeables à volonté.
Le multiculturalisme est la nouvelle forme du balkanisme, à savoir une idéologie servant aujourd’hui d’ersatz au communisme discrédité. En effet, le multiculturalisme utilise des moyens plus subtils que le communisme quoique leurs effets soient identiques. L’esprit communiste et l’esprit multiculturel sont très populaires auprès des gens du Tiers-Monde, mais également auprès des intellectuels de gauche du Système, toujours à l'affût d’un nouveau romantisme politique. Le communisme a disparu en Europe orientale parce qu'en pratique, il a su beaucoup mieux réaliser ses principes égalitaires en Europe occidentale quoique sous un autre signifiant et sous un autre vocable. Le Système, soit sous son vocable communiste, soit sous son vocable multiculturel, croit que toutes les nations européennes sont remplaçables au sein du Système supra-étatique et supra-européen.
Les responsables de la balkanisation de l'Europe et de l'Amérique sont les capitalistes. Il est dans leur intérêt d'obtenir une armée de travailleurs de réserve en provenance du Tiers-Monde. Ils savent pertinemment que les travailleurs non-européens importés en Europe n'appartiennent pas forcément à l'élite intellectuelle de leurs pays d'origine, que leur conscience sociale n'est souvent qu'embryonnaire et qu'ils n'ont généralement aucun sens du destin européen. C'est pourquoi ils sont plus aisément manipulables. Leur marchand n'a pas d'identité, non plus. Un banquier allemand ou un ex-communiste croate devenu spéculateur dans l’immobilier ne se soucie guère de sa résidence ni de la leur - tant qu'il gagne de l'argent. Même le père fondateur du capitalisme, l’infâme Adam Smith a écrit: «Le marchand n'est pas forcément citoyen d’aucun pays" (3). Par conséquent, le nouvel Anarque, à savoir le nouveau rebelle, ne doit pas être choqué par la nouvelle sainte alliance entre le Commissaire et le Commerçant, entre les grandes entreprises et la Gauche caviar. La Gauche est en faveur de l'immigration de masse parce que la figure de l’immigré tient lieu aujourd'hui du prolétaire d’antan. Les capitalistes d’une part, et les « antifas », les pédérastes, les militants des droits de l’homme et les militants chrétiens de l'autre, sont désormais devenus les porte-parole de l'abolition des frontières et les haut-parleurs d’une Europe multiraciale et sans racines. Le capitaliste vise à réduire l'État-providence, car chaque État lui coûte cher. Un antifa veut abolir l'État, parce que tout État, lui rappelle « la bête immonde du fascisme. (...)
Comment façonner un nouveau type de rebelle blanc ? Le nouvel Anarque doit chercher dans sa culture et sa race ses points de départ. La notion et la réalité de la race ne peuvent être niées, même si le terme de race est aujourd’hui criminalisé à outrance par les medias. L’hérédité est considérée par les scribes académiques du Système avec horreur et dégoût, bien qu’ils sachent tous, surtout lorsque l'état d'urgence sera proclamé, qu’ils vont aller se réfugier du côté de leur propre tribu et de leur propre race. Force est de constater qu’on peut changer sa religion, ses habitudes, ses opinions politiques, son terroir, sa nationalité, voire même son passeport, mais on ne peut jamais échapper à son hérédité. La récente guerre dans les Balkans nous a montré de façon limpide que lors de l’instauration de l’état d’urgence, les anciens apatrides croates et pro-yougoslaves n’avaient pas hésité à devenir des ultras Croates - par défaut. Gare à celui qui oublie ses racines. C’est l’Autre qui va vite les lui rappeler.
(...) Pour restaurer son identité dans les temps d’urgence qui adviennent, l’Anarque doit examiner la doctrine de l'égalitarisme issue du christianisme. Les immigrés non-européens savent fort bien que l’Europe est très imprégnée d’un christianisme qui se reflète aujourd’hui dans les sentiments de culpabilité de l’homme blanc et dans le prêchi-prêcha séculièr sur la religion des droits de l’homme. En revanche, le sentiment de haine de soi n’existe guère chez les immigrés et pas plus au sein de laclasse politique de leurs pays d'origine. Les Européens qui ont vécu dans les pays du Tiers-Monde savent fort bien ce que veut dire la discrimination raciale contre sa propre population. Un métis du Mexique habitant au sud de Los Angeles ou un Turc aux traits mongoloïdes habitant à Berlin Kreuzberg savent exactement quel groupe racial et culturel ils peuvent fréquenter. Le second, par exemple, n'a rien à chercher auprès des «Turcs» européens de la classe supérieure qui n’ont aucun scrupule à arborer en permanence leurs origines albanaises ou bosniaques, et qui aiment bien s’en vanter en public. Un hidalgo mexicain servant comme haut-diplomate à Madrid déteste un Cholo habitant le barrio de Los Angeles. En revanche, l'Allemagne, l'Amérique, l’Espagne, la France accordent à ces peuplades du Tiers-Monde des moyens de s’épanouir dont ils ne peuvent que rêver dans leurs pays d’origine. Même s'il semble impossible de parler d’expulsion massive ou de transfert des populations, c’est une idée qu’on ne doit jamais exclure. Plus de 12 millions d'Allemands furent expulsés de leurs foyers en Europe orientale à la fin de l'automne 1944 et au début de 1945 - dans une période de quelques mois seulement. (6). Demain, le même scenario peut encore avoir lieu, suivi par de nouveaux génocides et par la migration massive de millions de personnes en Europe. Pour le rebelle européen reste à savoir qui sera l’architecte de ce nouveau «nettoyage ethnique» et qui en sera la victime.
Dans l’optique optimiste, même un aveugle peut s’apercevoir que le Système est mort. L’expérience avec ses dogmes abstraits de multiculturalisme et de progrès économique a échoué. Tant en Europe qu’aux États-Unis, on voit chaque jour que l'expérience libérale a touché à sa fin il y bien longtemps. Il y a suffisamment de preuves empiriques pour nous démontrer ce fait. On n’a qu’à choisir le plus visible et le plus audible. Il est caractéristique de la classe politique moribonde de vanter la « perfectibilité », « l’éternité », et la « véracité » de son Système – précisément au moment où son Système est en train de s'écrouler. Ces vœux pieux et d’auto-satisfaction, on a pu les observer tant et tant de fois dans l'histoire. Même les notions de la classe dirigeante actuelle portant sur la fin des temps et la «fin de l'Histoire» nous rappellent la mentalité de la classe politique des anciens pays communistes, en l’occurrence la Yougoslavie peu avant son effondrement. En 1990, il y avait encore de grands défilés pro-yougoslaves et procommunistes en Yougoslavie où les politiciens locaux se vantaient de l'indestructibilité du Système yougoslave. Quelques mois plus tard, la guerre commença - et le Système mourut.
Dans l’Union européenne, la classe dirigeante d'aujourd'hui ne sait plus où elle va et ce qu'elle veut faire avec elle-même. Elle est beaucoup plus faible qu'elle ne veut le laisser voir à ses citoyens. Le nouvel Anarque vit de nouveau dans un vide historique et il dépend de sa seule volonté de remplir ce vide avec le contenu de son choix. La charrue peut facilement se muer en épée. »
16:45 | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : tomislav sunic, ernst junger, pro victoria
26/02/2015
Essayons d'être de mauvais bourgeois (rediff)
« Les défenseurs d’abris aménagés en terrain creux sortirent et s’enfuirent. J’en abattis un au moment où il bondissait hors du dernier abri. (…) Mon anglais était étendu devant –un jeune garçon à qui ma balle avait traversé le crâne de part en part. Il gisait là, le visage détendu. Je me contraignis à le regarder dans les yeux. Je suis souvent revenu en pensée à ce mort. Il existe une responsabilité dont l’Etat ne peut nous décharger ; c’est un compte à régler avec nous-mêmes. Elle pénètre jusque dans les profondeurs de nos rêves. » Ernst Jünger, Orages d’aciers, 1920.
Ceux qui lisent Hoplite savent l’importance que j’attache à Jünger. Probablement un des rares fils rouges de ce blog (avec adriana Lima et kate Upton :-)). La lecture de cet homme, notamment ses carnets de guerre, m’a toujours été un baume, en particulier dans les moments difficiles. Tout récemment, une lectrice d’Hoplite m’a dit sa reconnaissance de lui avoir fait découvrir cet homme hors du commun, ce qui m’a conduit à m’interroger sur la raison de cette admiration. Sans doute le figure du guerrier et du philosophe (ou du poète) y est-elle pour quelque chose et explique aussi l’admiration que je porte à un Marc-Aurèle, un Malaparte (ou un Achille…). Sans doute aussi la constance et la noblesse de cet homme dans son engagement et sa résilience à une vie largement chaotique (deux guerres perdues et l’effondrement de son pays, un fils mort à la guerre, la disparition de mondes –politiques, littéraires, philosophiques, entomologiques, humains- qu’il devait aimer au plus haut point). Sorte d’archétype européen aujourd’hui bien largement disparu (quoique), de figure anthropologique archaïque…
Du jeune Jünger quittant sa famille pour s’engager dans la Légion à 17 ans au vieillard contemplatif et lucide (notamment sur ses vertes années), du théoricien de la révolution conservatrice et contempteur d’une république de Weimar mal née ( et sauvée in extremis de la révolution spartakiste par l’alliance entre le socialiste Noske et les Frei Korps, ces corps francs auxquels Jünger n’appartiendra pas) à l’entomologiste et botaniste de renom qui donnera son nom à un papillon (Trachydora Juengeri) ou à une Cicindèle, la vie de Jünger est éminemment singulière et probablement exemplaire. Je ne sais plus qui (peut-être Hervier ?) l’a qualifié de « sismographe », voulant par là signifier la façon dont Jünger fut le témoin fidèle, le courrier et l’acteur privilégié d’un siècle chaotique.
Ses premiers carnets de guerre (qui donneront Orages d’aciers et d’autres essais) sont stupéfiants de maturité et de profondeur pour un gamin d’une vingtaine d’années noyé dans la boue, le froid, la mort et le chaos d’un conflit qu’il va vivre pendant quatre ans en étant blessé x fois et décoré d’à peu près tout ce qui existe…On songe à Thibaudet et sa « Campagne avec Thucydide » mais Thibaudet avait alors quarante ans…et la maturité qui va avec. On songe aussi au Kaputt de Malaparte ou à l’Iliade... Plus étonnant encore est sa réaction à deux conflits perdus (le premier qu’il vit intensément, le second, contraint : contrairement à un Céline ou un Drieu, Jünger ne cède pas à l’accablement ou au suicide mais transforme ces expériences effroyables en force, en expérience intérieure, et devient un autre…On songe aussi à Mussolini et Hitler ou D’Annunzio qui connurent le même enfer des tranchées et la même expérience fondatrice de fraternité d’armes…avec le destin qu’on leur connaît.
« Je remarquais un peu plus tard que la présence des sept cent Français [prisonniers de la compagnie de Jünger après la campagne éclair de mai 1940] ne m'avait pas inquiété le moins du monde, quoique je ne fusse accompagné que d'une seule sentinelle, plutôt symbolique. Combien plus terrible avait été cet unique Français, au bois Le Prêtre, en 1917, dans le brouillard matinal, qui lançait sur moi sa grenade à main. Cette réflexion me fut un enseignement et me confirma dans ma résolution de ne jamais me rendre, résolution à laquelle j'étais demeuré fidèle pendant l'autre guerre. Toute reddition des armes implique un acte irrévocable qui atteint le combattant à la source même de sa force. Je suis convaincu que la langue elle-même en est atteinte. On s'en rend surtout compte dans la guerre civile, ou la prose du parti battu perd aussitôt de sa vigueur. Je m'en tiens là-dessus au "Qu'on se fasse tuer" de Napoléon. Cela ne vaut naturellement que pour des hommes qui savent quel est notre enjeu sur cette terre. (…) Les compartiments non fumeurs sont toujours moins garnis que les autres : un ascétisme même inférieur procure de l'espace aux hommes. Lorsque nous vivons en saints, l'infini nous tient compagnie. » Ernst Jünger, Jardins et routes, 1942.
Après la guerre, Jünger, avec « Le travailleur » rejoint alors dans cette époque troublée la bien-nommée « Konservative Révolution », ce courant philosophique nationaliste et militariste hostile aussi bien au libéralisme des Lumières qu’au marxisme et largement imprégné de romantisme Allemand et de pensée Nietzschéenne et y croise des hommes comme Schmitt, Mann, Spengler, Sombart ou Von Salomon. Sorte de réaction à la fois à la situation dramatique de son pays et au chaos moderne mais dans une optique révolutionnaire, non réactionnaire. Il est alors clairement nationaliste et pas des plus modérés…
« Nous revendiquons le nom de nationalistes –un nom qui est le fruit de la haine que nous vouent la populace grossière et raffinée, la canaille cultivée, le grouillement des attentistes et des profiteurs.(…) Nous ne revendiquons pas l’universalité. Nous la rejetons, depuis les droits de l’homme et le suffrage universel jusqu’à la culture et aux vérités générales ; nous ne voulons pas l’utile, le pratique ou l’agréable, nous voulons le nécessaire- ce que veut le Destin » Ernst Junger, La guerre comme expérience intérieure, 1934.
On croirait lire Ernst Von Salomon…sorte de manifeste de prussianisme et de haine de l’esprit bourgeois.
« La domination du tiers-état n’a jamais pu toucher en Allemagne à ce noyau le plus intime qui détermine la richesse, la puissance et la plénitude d’une vie. Jetant un regard rétrospectif sur plus d’un siècle d’histoire Allemande, nous pouvons avouer avec fierté que nous avons été de mauvais bourgeois. » Jünger, Le travailleur, 1931
Le « travailleur », ce personnage qui incarne la domination technique et guerrière de l’époque, sorte de Titan, comme dira Jünger lui-même par la suite; comme un symbole du nihilisme et du matérialisme triomphant du monde moderne et de cette première guerre mondiale industrielle. Difficile, bien sûr, de ne pas voir dans cette dénonciation de la démocratie libérale et des valeurs frelatées de la bourgeoisie de Weimar une sorte de proto-fascisme –au sens historique, non polémique du terme. Mais ce Jünger-là va choisir le tournant des années 30 et l’ascension irrésistible du parti nazi et de son chef charismatique, lui aussi héros de la première guerre mondiale, pour prendre ses distances avec l’engagement politique et la radicalité et s’engager dans une voie littéraire singulière marquée par la publication en 1939 de « Sur les falaises de marbres », hymne à l’« élémentaire », ces forces instinctives de la vie étouffées par le rationalisme et l’ordre bourgeois mais aussi fresque au vitriol de l’hubris national-socialiste et de son conducator à moustache, le « grand Forestier »…Prussianisme vs racialisme hitlérien, en un sens. La rupture avec les nationaux-socialistes est alors consommée et seule l’admiration (du combattant pour le combattant) que lui portât toujours Hitler (« On ne touche pas à Junger ! » AHitler cité par D Venner, E Junger, Un autre destin européen)) –et d’autres, notamment dans la Reichswehr- lui permit d’échapper « aux balles dans la nuque ». Un tournant radical, mieux, un exil intérieur.
Plus tard, en septembre 1939, le héros couturé de la première guerre mondiale, l’écrivain reconnu, l’entomologiste et botaniste en herbe, le père de famille remet l’uniforme et reprend le sentier de la guerre; après une drôle de guerre sur la ligne Sigfried où il se signale à nouveau par son courage devant les lignes ennemies, il fait la campagne de France, derrière les blindés de Guderian et les Stuka de Goering et note, jours après jours, ses rencontres entomologiques, minérales, humaines ou littéraires, les heurs et malheurs de ses hommes en guerre mais aussi tout un univers de songes, sensations, vibrations « spectrales », invisibles au plus grand nombre…
C’est le regard décalé de cet homme qui est singulier car, comme celui de l’anarque dont il détaillera plus tard la figure dans Eumeswil, il ne s’attache pas aux apparences ou à l’écume mais à l’essence du monde…Jünger est les trois à la fois : le philosophe, l’artiste et le croyant.
« Le libéral est mécontent de tout régime; l'anarque en traverse la série, si possible sans jamais se cogner, comme il ferait d'une colonnade. C'est la bonne recette pour qui s'intéresse à l'essence du monde plutôt qu'à ses apparences - le philosophe, l'artiste, le croyant. » Eumeswil, 1977.
Ainsi, dans Jardins et routes (ou même dans Orages d’aciers), peut-il étudier le vol d’un papillon ou la course d'un nuage au bord d’une route encombrée de chars détruits et de cadavres de soldats ou bien revivre ses rêves d’une nuit avant de monter au front. On pense là au rêve de la jument de Malaparte dans la nuit ukrainienne, à ce cadavre qui vient le hanter et lui parler…
« Le soir du 22 avril, nous quittâmes Prény et fîmes une marche de plus de trente kilomètres jusqu'au village d'Hattonchâtel, sans avoir un seul éclopé, malgré le poids du barda ; nous campâmes à droite de la fameuse « grande tranchée »*, en plein cœur de la forêt. Tout indiquait que nous allions être mis en ligne le lendemain. On nous distribua des paquets de pansements, une seconde ration de « singe » et des fanions de signalisations, pour l'artillerie. Je restais longtemps assis, ce soir-là, dans cet état de songerie prémonitoire dont se souviennent les guerriers de tous les temps, sur une souche autour de laquelle foisonnaient des anémones bleuâtres, avant de regagner ma place sous la tente, en rampant par-dessus mes camarades, et j'eus dans la nuit des rêves confus, où une tête de mort jouait le rôle principal. Priepke, à qui j'en parlais le lendemain matin, émit l'espoir qu'il se soit agi d'un crâne Français. » Ernst Jünger, Orages d'acier, 12 avril 1915.
Ou encore :
« Les cathédrales considérées comme des fossiles endormis dans nos villes comme sous des sédiments tardifs. Mais nous sommes fort loin de déduire de ces proportions la vitalité qui se conjuguait avec elles et qui les a formées. Ce qui a vécu sous des apparences multicolores et ce qui les a crées, est plus loin de nous que les ammonites de la période crétacée ; et nous avons moins de peine à nous représenter un saurien d’après un os trouvé dans une carrière schisteuse. On pourrait également dire que les hommes d’aujourd’hui regardent ces œuvres comme un sourd voit les formes de violons ou de trompettes. » Ernst Jünger, Jardins et routes, 1940.
Fin 1944, Junger perd son fils ainé bien aimé, Ernstel. Celui-ci avait du s'engager in extremis dans l'armée alors que, jeune cadet de la marine, il avait critiqué vertement le Fuhrer...Il avait fallu son père en grand uniforme pour le tirer de ce trés mauvais pas mais il avait du s'enrôler dans l'armée sans délai...et y perd la vie en Italie, près de Carrare. Junger franchit un degré supplémentaire, intègre une autre communauté (en pleine expansion..), celle de ceux qui ont perdu des êtres aimés:
"Cher petit, depuis l'enfance il s'appliquait à suivre son père et rêvait de marcher sur ses traces. Et voici que, du premier coup, il fait mieux que lui et le dépasse infiniment." EJ, 13-01-1945.
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C'est à Jünger que je pensais tantôt en lisant les délires du fils Hollande dans le dernier numéro de Faits et Docs:
"Dans la parfaie lignée du think tank socialiste Terra Nova, qui a fait d'un côté du bobo et de l'autre l'immigré ou de l'homosexuel les deux facettes de "l'idéal-type" de l'électeur socialiste (avec abandon des ouvriers et employés, trop "français de souche" et trop réactionnaires), Thomas Hollande, Pierre Lenel et Virginie Martin se sont donc réunis pour pondre une note aussi prétentieuse qu'incompréhensible, avec la même propension à l'ethno-masochisme: "La théorie Queer se situe donc au-delà des oppositions entre cultures centrales colonisatrices dominantes et des cultures colonisées dépendantes et marginales. L'approche Queer permet de penser les hybridations culturelles, les appartenances multiples et les loyautés diverses. Dans ces moments d'échanges transnationaux intenses et de mixité des cultures et des altérités, penser l'hybridation -le tranversal dans l'identité- est incontournable." Faits et Documents, 1-15/05/2013.
ou bien cette mise au point d'E Ratier sur le "pauvre" Harlem Désir...
"Le premier secrétaire du parti socialiste n'est qu'un exemple parmi bien d'autres de ces dirigeants socialistes qui prétendent ne disposer que d'un trés modeste patrimoine. Pour l'ancien patron de SOS racisme, c'est "environ 20 000 euros", constitué par un livret d'épargne et une voiture. De quoi s'interroger sur cet étrange député européen depuis 14 ans, qui gagne chaque mois 8000 euros bruts (échappant largement à l'impôt) plus 4300 eurs de frais généraux qui ne sont pas à justifier, sans parler des voitures de fnction, des voyages gratuits, etc. La quasi-totalité des déclarations de patrimoine paraissent suspectes en rasion des oublis délibérés (patrimoine des conjoints notamment) et surtout des avantages en nature et cotisations retraites ultra-favorables." ibid.
essayons d'être de mauvais bourgeois :-)
photo: Junger à Majorque en 1931 avec son fils ainé, Ernstel, mort au combat en 44.
19:28 | Lien permanent | Commentaires (76) | Tags : ernst junger
17/01/2015
Bourgogne et codéine
« Durant les combats de Bapaume, je promenais une petite édition de Tristam Shandy dans mon porte-carte, et je l’avais également sur moi lorsque nous fument engagés devant Favreuil. On nous garda en réserve au niveau des positions de l’artillerie depuis le matin jusque tard dans l’après-midi, et bientôt, nous nous ennuyâmes fort, bien que la position ne fut pas sans danger. Je me mis donc à feuilleter mon livre, et sa mélodie si diverse, semée de tant de scintillements, fut bientôt comme une voix discrète qui se mariait aux circonstances extérieures en une harmonie toute en demi-teintes. Après maintes interruptions, et comme j’avais lu quelques chapitres, nous reçûmes enfin l’ordre de marche ; je remis le livre en poche, et le soleil n’était pas encore couché que j’étais par terre avec une blessure.
A l’hôpital, je repris le fil de ma lecture, comme si tout l’intervalle n’avait été qu’un rêve, ou bien eut fait partie du livre lui-même, intercalant dans le texte un chapitre d’une force particulièrement convaincante. On me donnait de la morphine, et je lisais, tantôt éveillé, tantôt plongé dans un demi-assoupissement, de sorte qu’un grand nombre d’états d’âme divisaient et fragmentaient à nouveau le texte déjà mille fois fragmenté. Des accès de fièvre, combattus à l’aide de Bourgogne et de codéine, l’artillerie et l’aviation qui bombardaient notre localité, où les troupes en retraite commençaient à refluer et dans laquelle on nous oubliait presque, ajoutèrent encore à la confusion, si bien que je n’ai gardé de ces jours que le trouble souvenir d’une agitation où se mêlaient sentimentalité et sursauts farouches, d’un état ou rien n’eut pu nous étonner, pas même l’éruption d’un volcan, et où le pauvre Yorick et l’honnête oncle Toby étaient les plus familières parmi les figures qui nous faisaient visite. »
Ernst Jünger, Le cœur aventureux, 1929.
19:27 | Lien permanent | Commentaires (19) | Tags : ernst junger
08/10/2014
anémones
« Le soir du 22 avril, nous quittâmes Prény et fîmes une marche de plus de trente kilomètres jusqu'au village d'Hattonchâtel, sans avoir un seul éclopé, malgré le poids du barda ; nous campâmes à droite de la fameuse « grande tranchée »*, en plein cœur de la forêt. Tout indiquait que nous allions être mis en ligne le lendemain. On nous distribua des paquets de pansements, une seconde ration de « singe » et des fanions de signalisations, pour l'artillerie.
Je restais longtemps assis, ce soir-là, dans cet état de songerie prémonitoire dont se souviennent les guerriers de tous les temps, sur une souche autour de laquelle foisonnaient des anémones bleuâtres, avant de regagner ma place sous la tente, en rampant par-dessus mes camarades, et j'eus dans la nuit des rêves confus, où une tête de mort jouait le rôle principal.
Priepke, à qui j'en parlais le lendemain matin, émit l'espoir qu'il se soit agi d'un crâne Français. »
(Ernst Jünger, Orages d'acier, 12 avril 1915)
Je crois que nulle part ailleurs que dans ses carnets de la première guerre mondiale (Orages d'aciers), qu'il traversera de décembre 1914 à août 1918 n'apparaît mieux la singularité de ce jeune homme qui dés les premiers jours, sous le feu, va faire montre à la fois d'un courage physique hors du commun et d'une maturité sans bornes qui éclate dans sa capacité à s'extraire de l'horreur quotidienne et traumatisante du front -en première ligne- pour évoquer Saint Simon ou Tallemant des Réaux, la beauté d'une anémone ou le détail d'un rêve prémonitoire.
On retrouve la même distance contemplative (qui va de pair avec un engagement physique total dans quelques bataillons de choc durant la première guerre mondiale), largement amplifiée par l'âge et l'érudition, dans son Jardins et routes, carnets de la campagne de France qui mêle considérations guerrières, stratégiques, botaniques et oniriques.
Un homme supérieur, à maints égards.
*ou tranchée de Calonne, route forestière courant aux pieds des Hauts de Meuse. Elle constituera l'axe de l'attaque allemande d'avril.
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25/04/2014
Caucase, vermine et techniciens
"Anecdote : des prisonniers Russes que, sur l’ordre de Maiweg, on avait trié dans tous les camps pour aider aux travaux de reconstruction –spécialistes du forage, géologues, ouvriers des raffineries du voisinage- furent réquisitionnés dans une gare par une troupe combattante pour servir de porteurs. Sur les cinq cent hommes de ce groupe, trois cent cinquante périrent sur le bord des routes. Et, sur le chemin du retour, cent vingt de ceux qui avaient été épargnés moururent d’épuisement, si bien qu’il ne resta que trente survivants.
Le soir, fête de la Saint-Sylvestre au quartier général. Je constatai une fois de plus qu’une pure joie festive était impossible en cette période. Le général Muller nous fit, par exemple, le récit des monstrueux forfaits auxquels se livra le Service de Sécurité après la prise de Kiev. On évoqua aussi, une fois de plus, les tunnels à gaz empoisonné où pénètrent des trains chargés de juifs. Ce sont là des rumeurs, que je note en tant que telles ; mais il est sûr que se commettent des meurtres sur une grande échelle. Je songeai alors au brave potard de la rue La Pérouse et à sa femme [déportée] pour laquelle il s’était tant inquiété jadis. Quand on a connu des cas individuels et qu’on soupçonne le nombre des crimes qui s’accomplissent dans ces charniers, on découvre un tel excès de souffrance que le découragement vous saisit. Je suis alors pris de dégoût à la vue des uniformes, des épaulettes, des décorations, des armes, choses dont j’ai tant aimé l’éclat. La vieille chevalerie est morte. Les guerres d’aujourd’hui sont menées par des techniciens. L’homme a donc atteint ce stade que Dostoïevski décrit à travers Raskolnikov. Il considère alors ses semblables comme de la vermine. C’est de cela qu’il doit justement se garder s’il ne veut pas tomber dans la sphère des insectes. Pour lui et pour ses victimes, entre en jeu le vieux, le monstrueux : « Voilà ce que tu es ! »
Puis je suis allé dehors ; les étoiles scintillaient dans un ciel éclairé par la lueur des tirs. Éternels et fidèles signes –Grande Ourse, Orion, Véga, Pléiades, ceinture de la Voie Lactée-, nous autres hommes et nos années sur la terre, que sommes nous devant cette splendeur ? Qu’est donc notre éphémère tourment ? A minuit, au bruit des verres entrechoqués, j’ai intensément songé à ceux que j’aime et j’ai senti que leurs souhaits parvenaient aussi jusqu’à moi. "
Ernst Jünger, Notes du Caucase, 31 décembre 1942. Journaux de guerre, p. 441. Pléiade
18:54 | Lien permanent | Commentaires (18) | Tags : ernst junger, front russe, caucase
13/03/2014
Paris, 7 décembre 1941.
« L’après midi à l’Institut Allemand, rue Saint Dominique. Là, entre autres personnes, Merline [Céline], grand, osseux, robuste, un peu lourdaud, mais alerte dans la discussion ou plutôt dans le monologue ; Il y a, chez lui, ce regard des maniaques, tourné en dedans qui brille comme au fond d’un trou. Pour ce regard, aussi, plus rien n’existe ni à droite ni à gauche ; on a l’impression que l’homme fonce vers un but inconnu. « J’ai constamment la mort à mes côtés »- et, disant cela, il semble montrer du doigt, à côté de son fauteuil, un petit chien qui serait couché là. Il dit combien il est surpris, stupéfait, que nous, soldats, nous ne fusillions pas, ne pendions pas, n’exterminions pas les Juifs- il est stupéfait que quelqu’un disposant d’une baïonnette n’en fasse pas un usage illimité ; « Si les bolcheviques étaient à Paris, ils vous feraient voir comment on s’y prend ; ils vous montreraient comment on épure la population, quartier par quartier, maison par maison. Si je portais la baïonnette, je saurais ce que j’ai à faire. »
J’ai appris quelque chose, à l’écouter parler ainsi deux heures durant, car il exprimait de toutes évidences la monstrueuse puissance du nihilisme. Ces hommes là n’entendent qu’une mélodie, mais singulièrement insistante ; Ils sont comme des machines de fer qui continuent leur chemin jusqu’à ce qu’on les brise. Il est curieux d’entendre de tels esprits parler de la science, par exemple de la biologie. Ils utilisent tout cela comme auraient fait les hommes de l’âge de pierre ; c’est pour eux uniquement un moyen de tuer les autres. La joie de ces gens-là, aujourd’hui ne tient pas au fait qu’ils ont une idée. Des idées ils en avaient déjà beaucoup ; ce qu’ils désirent ardemment, c’est occuper des bastions d’où pouvoir ouvrir le feu sur de grandes masses d’hommes, et répandre la terreur. Qu’ils y parviennent et ils suspendent tout travail cérébral, qu’elles qu’aient été leurs théories au cours de leur ascension. Ils s’abandonnent alors au plaisir de tuer ; et c’était cela, cet instinct du massacre en masse qui, dés le début, les poussait en avant, de façon ténébreuse et confuse.
Aux époques ou l’on pouvait encore mettre la croyance à l’épreuve, de telles natures étaient plus vite identifiées. De nos jours, elles vont de l’avant sous le capuchon des idées. Quant à celles-ci, elles sont ce qu’on voudra ; il suffit, pour s’en rendre compte, de voir comme on rejette ces guenilles, une fois le but atteint. On a annoncé aujourd’hui l’entrée en guerre du Japon. Peut-être l’année 1942 verra-t-elle un nombre d’hommes plus élevé que jamais passer ensemble les portes de l’Hadès. »
Ernst Jünger, Premier journal parisien.
21:22 | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : ernst junger, céline
13/09/2013
un autre destin européen
« Mise au tombeau de notre destinée ? En dépit d’apparences sinistres, mon intime conviction me conduit à rectifier aussitôt cette pensée. Tout ce que l’étude historique m’a appris, ce que je sais aussi des trésors d’énergie masqués, m’incitent à penser que l’Europe, en tant que communauté millénaire de peuples, de culture et de civilisation, n’est pas morte, bien qu’elle ait semblé se suicider. Blessée au coeur entre 1914 et 1945 par les dévastations d’une nouvelle guerre de Trente Ans, puis par sa soumission aux utopies et aux systèmes des vainqueurs, elle est entrée en dormition.
Bien des fois dans ses écrits, Jünger a fait allusion au destin comme à une évidence se passant d’explication, ainsi que d’autres évoquent Allah, Dieu, la Providence ou l’Histoire. (…)
Dans l’Iliade, Homère dit que les Dieux, eux-mêmes, sont soumis au Destin. L’épisode est conté au chant XXII lorsqu’il s’agit de trancher du sort d’Hector face au glaive d’Achille. Le Destin figure ici les forces mystérieuses qui s’imposent aux hommes et même aux dieux, sans que la raison humaine puisse les expliquer. Ce n’est pas la Providence des chrétiens, puisque celle-ci résulte d’un plan divin qui se veut intelligible, au moins pour l’Eglise. C’est en revanche, un autre nom pour la fatalité. Pour répondre à cette dernière, les stoïciens et, de façon différente Nietzsche, parlent d’amor fati, l’amour du destin, l’approbation de ce qui est, parce qu’on a pas le choix, rien d’autre en dehors du réel. Approbation contestée par toute une part de la tradition Européenne qui, depuis l’Iliade, a magnifié le refus de la fatalité. Citons le fragment du chant XXII qui suit la décision des Dieux. Poursuivi par Achille, Hector se sent soudain abandonné : « Hélas, point de doute, les Dieux m’appellent à la mort. Et voici maintenant le Destin qui me tient. Eh bien non, je n’entends pas mourir sans lutte ni gloire. Il dit et il tire le glaive aigu pendu à son flanc, le glaive grand et fort ; puis, se ramassant, il prend son élan tel l’aigle de haut vol qui s’en va vers la plaine. Tel s’élance Hector. »
L’essentiel est dit. Hector est l’incarnation du courage tragique, d’une insurrection contre l’arrêt du Destin qu’il sait pourtant inexorable. Tout est perdu mais au moins peut-il combattre et mourir en beauté.
(…) Et le lecteur méditatif songera que la tentation est forte, pour l’Européen lucide de se réfugier dans la posture de l’anarque. Ayant été privé de son rôle d’acteur historique, il s’est replié sur la position du spectateur froid et distancié. L’allégorie est limpide. L’immense catastrophe des deux guerres mondiales a rejeté les Européens hors de l’histoire pour plusieurs générations. Les excès de la brutalité les ont brisés pour longtemps. Comme les Achéens après la guerre de Troie, un certain nihilisme de la volonté, grandeur et malédiction des Européens, les a fait entrer en dormition. A la façon d’Ulysse, il leur faudra longtemps naviguer, souffrir et beaucoup apprendre avant de reconquérir leur patrie perdue, celle de leur âme et de leur tradition. »
Dominique Venner, Ernst Jünger, Un autre destin européen, 2009.
22:41 | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : dominique venner, ernst junger, europe, achille, hector, l'iliade
23/02/2011
Qu'on se fasse tuer!
« Je remarquais un peu plus tard que la présence des sept cent Français [prisonniers de la compagnie de Jünger après la campagne éclair de mai 1940] ne m'avait pas inquiété le moins du monde, quoique je ne fusse accompagné que d'une seule sentinelle, plutôt symbolique. Combien plus terrible avait été cet unique Français, au bois Le Prêtre, en 1917, dans le brouillard matinal, qui lançait sur moi sa grenade à main. Cette réflexion me fut un enseignement et me confirma dans ma résolution de ne jamais me rendre, résolution à laquelle j'étais demeuré fidèle pendant l'autre guerre. Toute reddition des armes implique un acte irrévocable qui atteint le combattant à la source même de sa force. Je suis convaincu que la langue elle-même en est atteinte. On s'en rend surtout compte dans la guerre civile, ou la prose du parti battu perd aussitôt de sa vigueur. Je m'en tiens là-dessus au "Qu'on se fasse tuer" de Napoléon. Cela ne vaut naturellement que pour des hommes qui savent quel est notre enjeu sur cette terre. »
E Jünger, Jardins et routes, 1942.
23:15 | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : ernst junger
07/08/2009
fossiles
« Les cathédrales considérées comme des fossiles endormis dans nos villes comme sous des sédiments tardifs. Mais nous sommes fort loin de déduire de ces proportions la vitalité qui se conjuguait avec elles et qui les a formées.
Ce qui a vécu sous des apparences multicolores et ce qui les a crées, est plus loin de nous que les ammonites de la période crétacée ; et nous avons moins de peine à nous représenter un saurien d’après un os trouvé dans une carrière schisteuse.
On pourrait également dire que les hommes d’aujourd’hui regardent ces œuvres comme un sourd voit les formes de violons ou de trompettes. »
(Ernst Jünger, Jardins et routes, 1940)
21:29 | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : ernst junger, cathédrales
13/01/2009
Jünger
Manifestement nombreux sont ceux que la vue d’Ernst Jünger en uniforme de l’armée Allemande défrise. Peut-être plus nombreux encore sont ceux qui ne l’ont pas reconnu et qui dans un élan d’ « antifascisme » citoyen, bien que tardif, continue à croire que la peste brune ravage encore nos contrées et qu’il est urgent de se mobiliser contre une menace totalitaire disparue en 1945…
Les commentaires ou appréciations sur Jünger me rappellent un peu ceux que l’on rencontre concernant Huntington, Freund ou Nolte ; les plus virulents émanent en général de personnes n’en ayant lu aucun, se contentant de vagues recensions indigentes parues dans leur journal de révérence habituel et vespéral…
Je n’aurai pas le ridicule de faire l’apologie de l’œuvre d’Ernst Jünger, fait-on celle de Spengler ou de Chateaubriand ? Il faut lire Jünger, ce témoin irremplaçable du siècle écoulé, dont les vies successives, le guerrier d'Orages d'acier ou de Jardins et routes, le théoricien de la révolution conservatrice du Travailleur, l’entomologiste des Chasses subtiles, le romancier des Falaises de marbre, l’Anarque d’Eumeswill, l'explorateur d'ivresses illustrent toute la complexité d’un homme hors du commun à bien des égards.
Innombrables sont, malgré tout, les Fouquier-Tinville en peau de lapin qui, en France et en Allemagne principalement, croient savoir que Jünger fut un fasciste, horresco referens ! Jünger fut nationaliste, révolutionnaire au sortir de la guerre, comme beaucoup de ces hommes qui avaient vécu l’horreur de la guerre totale et qui furent incapables de s’adapter à une vie civile et à des régimes politiques bourgeois corrompus…
Qu’il fut authentiquement fasciste ou pas peu importe en fait. Il fut par contre un adversaire déclaré des nazis et ne dut son salut en 1939 à la sortie des Falaises de marbre qu’à son passé de héros de la première guerre mondiale. S’il fallait se priver de la lecture des Deux étendards ou de L’homme à cheval sous prétexte que leurs auteurs furent fascistes ou irait-on ? Autant ne plus lire le Journal de Bolivie de Guevara, le Que faire ? de Lénine ou le petit livre rouge de Mao sous prétexte que leurs auteurs firent l’apologie du totalitarisme communiste et furent d’exemplaires meurtriers longtemps encensés par l’intelligentsia germanopratine…
Voila. J’admire l’homme, le soldat, l’écrivain, le philosophe, l’esthète, l’anarque…et j’eus aimé avoir ce destin hors du commun.
Et j’emmerde les cloportes vigilants de l’antifascisme en carton. Qu’on se le dise.
19:29 | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : ernst junger, mao, che guevara, rebatet, drieu la rochelle
02/01/2009
C'est arrivé prés de chez vous
Comme il faut lire Orages d'acier d'Ernst Junger pour approcher une représentation de ce que fut la première guerre mondiale, il faut voir et revoir Come and see (Requiem pour un massacre) d'Elem Klimov pour entrevoir la barbarie du front russe par les yeux d'un enfant bielorusse et jeune partisan. Klimov -né à Stalingrad et qui connut la guerre enfant- tourna ce film à glacer le sang en 1985 persuadé de l'inéluctabilité d'un nouveau conflit mondial. Il y a un avant et un aprés Come and see. Deux jeunes acteurs saisissants, possédés, et un film inclassable, noir, hyperréaliste et définitif ou l'horreur cotoie l'amitié et l'amour. Qui ne montre pas la guerre mais ses à côtés terrifiants: massacres de villages entiers, viols, enfants perdus, inhumanité absolue, chaos. Et ces enfants -au regards insoutenables- qui n'en sont plus. Et cet horizon de la guerre qu'il ne faut pas perdre.
"Vous qui entrez, laissez toute espérance"
23:17 | Lien permanent | Commentaires (27) | Tags : requiem pour un massacre, elem klimov, ernst junger
01/12/2008
Anarque
L'anarque peut vivre dans la solitude; l'anarchiste est un être social, et contraint de chercher des compagnons.
Etant anarque, je suis résolu à ne me laisser captiver par rien, à ne rien prendre au sérieux, en dernière analyse... non, certes, à la manière des nihilistes, mais plutôt en enfant perdu, qui, dans le no man's land d'entre les lignes des marées, ouvre l'oeil et l'oreille.
C'est le rôle de l'anarque que de rester libre de tout engagement, mais capable de se tourner de n'importe quel côté.
Le trait propre qui fait de moi un anarque, c'est que je vis dans un monde que, "en dernière analyse", je ne prends pas au sérieux.
Pour l'anarque, les choses ne changent guère lorsqu'il se dépouille d'un uniforme qu'il considérait en partie comme une souquenille de fou, en partie comme un vêtement de camouflage. Il dissimule sa liberté intérieure, qu'il objectivera à l'occasion de tels passages. C'est ce qui le distingue de l'anarchiste qui, objectivement dépourvu de toute liberté, est pris d'une crise de folie furieuse, jusqu'au moment où on lui passe une camisole de force plus sérieuse.
Ce qui d'ailleurs me frappe, chez nos professeurs, c'est qu'ils pérorent d'abondance contre l'Etat et l'ordre, pour briller devant les étudiants, tout en attendant du même Etat qu'il leur verse ponctuellement leur traitement, leur pension et leurs allocations familiales, et qu'à cet égard du moins ils sont encore amis de l'ordre.
Le libéral est mécontent de tout régime; l'anarque en traverse la série, si possible sans jamais se cogner, comme il ferait d'une colonnade. C'est la bonne recette pour qui s'intéresse à l'essence du monde plutôt qu'à ses apparences - le philosophe, l'artiste, le croyant.
Quand la société oblige l'anarque à entrer dans un conflit auquel il est intérieurement indifférent, elle provoque ses contre-mesures. Il tentera de retourner le levier au moyen duquel elle le meut.
Si j'aime la liberté "par dessus tout", chaque engagement devient image, symbole. Ce qui touche à la différence entre le rebelle et le combattant pour la liberté; elle est de nature, non qualitative, mais essentielle. L'anarque est plus proche de l'être. Le partisan se meut à l'intérieur des fronts sociaux et nationaux, l'anarque se tient au-dehors. Il est vrai qu'il ne saurait se soustraire aux divisions entre partis, puisqu'il vit en société.
Je disais qu'il ne faut pas confondre rebelles et partisans; le partisan se bat en compagnie, le rebelle tout seul. D'autre part, il faut bien distinguer le rebelle de l'anarque, bien que l'un et l'autre soient parfois très semblables et à peine différents, d'un point de vue existentiel.
La distinction réside en ce que le rebelle a été banni de la société, tandis que l'anarque a banni la société de lui-même. Il est et reste son propre maître dans toutes circonstances.
Pour l'anarque [...] S'il prend ses distances à l'égard du pouvoir, celui d'un prince ou de la société, cela ne veut pas dire qu'il refuse de servir, quoiqu'il advienne. D'une manière générale, il ne sert pas plus mal que tous les autres, et parfois mieux encore, quand le jeu l'amuse. C'est seulement du serment, du sacrifice, du don suprême de soi qu'il s'abstient.
L'anarque est [...] le pendant du monarque : souverain, comme celui-ci, et plus libre, n'étant pas contraint au règne.
Le libéralisme est à la liberté ce que l'anarchisme est à l'anarchie.
L'illusion égalitaire des démagogues est encore plus dangereuse que la brutalité des traîneurs de sabres... pour l'anarque, constatation théorique, puisqu'il les évite les uns et les autres.
L'anarque, ne reconnaissant aucun gouvernement, mais refusant aussi de se bercer, comme l'anarchiste, de songeries paradisiaques, possède, pour cette seule raison, un poste d'observateur neutre.
L'anarque pense de manière plus primitive; il ne se laisse rien prendre de son bonheur. "Rends-toi toi-même heureux", c'est son principe fondamental, et sa réplique au "Connais-toi toi-même" du temple d'Apollon, à Delphes. Les deux maximes se complètent; il nous faut connaître, et notre bonheur, et notre mesure.
Le monde est plus merveilleux que ne le représentent sciences et religions. L'art est seul à le soupçonner.
L'obligation scolaire est, en gros, un moyen de châtrer la force de la nature et d'amorcer l'exploitation. C'est tout aussi vrai du service militaire obligatoire, qui est apparu dans le même contexte. L'anarque le rejette, tout comme la vaccination obligatoire et les assurances, quelles qu'elles soient. Il prête serment, mais avec des restrictions mentales. Il n'est pas déserteur, mais réfractaire.
Qu'on lui impose le port d'une arme, il n'en sera pas plus digne de confiance, mais, tout au contraire, plus dangereux. La collectivité ne peut tirer que dans une direction, l'anarque dans tous les azimuts.
L'anarque [...] a le temps d'attendre. Il a son éthos propre, mais pas de morale. Il reconnaît le droit et non la loi; méprise les règlements. Dès que l'éthos descend au niveau des règlements et des commandements, c'est qu'il est déjà corrompu.
L'anarque n'en [la société] discerne pas seulement de prime abord l'imperfection : il en reconnaît la valeur, même avec cette réserve. L'Etat et la société lui répugnent plus ou moins, mais il peut se présenter des temps et des lieux où l'harmonie invisible transparaît dans l'harmonie visible. Ce qui se révèle avant tout dans l'oeuvre d'art. En pareil cas, on sert joyeusement.
L'égalisation et le culte des idées collectives n'excluent point le pouvoir de l'individu. Bien au contraire : c'est en lui que se concentrent les aspirations des multitudes comme au foyer d'un miroir concave.
Etant anarque, ne respectant, par conséquent, ni loi ni moeurs, je suis obligé envers moi-même de prendre les choses par leur racine. J'ai alors coutume de les scruter dans leurs contradictions, comme l'image et son reflet. L'un et l'autre sont imparfaits -en tentant de les faire coïncider, comme je m'y exerce chaque matin, j'attrape au vol un coin de réalité.
Non qu'en tant qu'anarque, je rejette à tout prix l'autorité. Bien au contraire : je suis en quête d'elle et me réserve, pour cette raison précise, le droit d'examen.
Je mentionne cette indifférence parce qu'elle éclaire la distance entre les positions : l'anarchiste, ennemi-né de l'autorité, s'y fracassera après l'avoir plus ou moins endommagée. L'anarque, au contraire, s'est approprié l'autorité; il est souverain. De ce fait, il se comporte, envers l'Etat et la société, comme une puissance neutre. Ce qui s'y passe peut lui plaire, lui déplaire, lui être indifférent. C'est là ce qui décide de sa conduite; il se garde d'investir des valeurs de sentiment. Chacun est au centre du monde, et c'est sa liberté absolue qui crée la distance où s'équilibrent le respect d'autrui et celui de soi-même.
Le bannissement se rattache à la société comme l'un des symptômes de son imperfection, dont l'anarque s'accommode tandis que l'anarchiste tente d'en venir à bout.
Nous frôlons ici une autre des dissemblances entre [l'anarque] et l'anarchiste : la relation à l'autorité, au pouvoir législateur.
L'anarchiste en est l'ennemi mortel, tandis que l'anarque n'en reconnaît pas la légitimité. Il ne cherche, ni à s'en emparer, ni à la renverser, ni à la modifier - ses coups de butoir passent à côté de lui. C'est seulement des tourbillons provoqués par elle qu'il lui faut s'accommoder.
L'anarque n'est pas non plus un individualiste. Il ne veut s'exhiber, ni sous les oripeaux du "grand homme", ni sous ceux de l'esprit libre. Sa mesure lui suffit; la liberté n'est pas son but; elle est sa propriété. Il n'intervient ni en ennemi, ni en réformateur; dans les chaumières comme dans les palais, on pourra s'entendre avec lui. La vie est trop courte et trop belle pour qu'on la sacrifie à des idées, bien qu'on puisse toujours éviter d'en être contaminé. Mais salut aux martyrs !
A première vue, l'anarque apparaît identique à l'anarchiste en ce qu'ils admettent, l'un comme l'autre, que l'homme est bon. La différence consiste en ceci : l'anarchiste le croit, l'anarque le concède. Donc, pour lui, c'est une hypothèse, pour l'anarchiste un axiome. Une hypothèse a besoin d'être vérifiée en chaque cas particulier; un axiome est inébranlable. Suivent alors les déceptions personnelles. C'est pourquoi l'histoire de l'anarchie est faite d'une série de scissions. Pour finir, l'individu reste seul, en désespéré.
Il n'y a pas plus à espérer de la société que de l'Etat. Le salut est dans l'individu.
L'idée fondamentale de Fourier est excellente : c'est que la création est mal fondue. Son erreur consiste à croire que ce défaut dans la coulée est réparable. Avant tout, l'anarque doit se garder de penser en progressiste. C'est la faute de l'anarchiste, en vertu de laquelle il lâche les rênes.
L'anarque peut rencontrer le monarque sans contrainte; il se sent l'égal de tous, même parmi les rois. Cette humeur fondamentale se communique au souverain; il sent qu'on le regarde sans préjugés. C'est ainsi que naît une bienveillance réciproque, favorable à l'entretien.
Le capitalisme d'Etat est plus dangereux encore que le capitalisme privé, parce qu'il est directement lié avec le pouvoir politique. Seul, l'individu peut réussir à lui échapper, mais non l'association. C'est l'une des raisons qui font échouer l'anarchiste.
Ernst JÜNGER, Eumeswill (1977)
18:56 | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : ernst jünger, eumeswill
10/11/2008
Combat
« Au combat, qui dépouille l’homme de toute convention comme des loques rapiécées d’un mendiant, la bête se fait jour, monstre mystérieux resurgi des tréfonds de l’âme. Elle jaillit en dévorant geyser de flamme, irrésistible griserie qui enivre les masses, divinité trônant au dessus des armées. Lorsque toute pensée, lorsque tout acte se ramènent à une formule, il faut que les sentiments eux-mêmes régressent et se confondent, se conforment à l’effrayante simplicité du but : anéantir l’adversaire. Il n’en sera pas autrement tant qu’il y aura des hommes.
Les formes extérieures n’entrent pas en ligne de compte. Qu’à l’instant de s’affronter on déploie les griffes et montre les dents, qu’on brandisse des haches grossièrement taillées, qu’on bande des arcs de bois, ou qu’une technique subtile élève la destruction à la hauteur d’un art suprême, toujours arrive l’instant où l’on voit flamboyer, au blanc des yeux de l’adversaire, la rouge ivresse du sang. Toujours la charge haletante, l’approche ultime et désespérée suscite la même somme d’émotions, que le poing brandisse la massue taillée dans le bois où la grenade chargée d’explosif. Et toujours, dans l’arène où l’humanité porte sa cause afin de trancher dans le sang, qu’elle soit étroit défilé entre deux petits peuples montagnards, qu’elle soit le vaste front incurvé des batailles modernes, toute l’atrocité, tous les raffinements accumulés d’épouvante ne peuvent égaler l’horreur dont l’homme est submergé par l’apparition, l’espace de quelques secondes, de sa propre image surgie devant lui, tous les feux de la préhistoire sur son visage grimaçant. Car toute technique n’est que machine, que hasard, le projectile est aveugle et sans volonté ; l’homme, lui, c’est la volonté de tuer qui le pousse à travers les orages d’explosifs, de fer et d’acier, et lorsque deux hommes s’écrasent l’un sur l’autre dans le vertige de la lutte, c’est la collision de deux êtres dont un seul restera debout.
Car ces deux êtres se sont placés l’un l’autre dans une relation première, celle de la lutte pour l’existence dans toute sa nudité. Dans cette lutte, le plus faible va mordre la poussière, tandis que le vainqueur, l’arme raffermie dans ses poings, passe sur le corps qu’il vient d’abattre pour foncer plus avant dans la vie, plus avant dans la lutte. Et la clameur qu’un tel choc mêle à celle de l’ennemi est cri arraché à des cœurs qui voient luire devant eux les confins de l’éternité ; un cri depuis bien longtemps oublié dans le cours paisible de la culture, un cri fait de réminiscence, d’épouvante et de soif de sang. »
Ernst Jünger, La guerre comme expérience intérieure. 1922.
Paths of glory, 1957, S Kubrick.
Je vous entends dèjà: "oui, hoplite a un coeur de midinette, il nous refourgue toujours la scène finale des Sentiers de la gloire ou die schöne mädchen fait chialer les poilus, ça suffit, salaud, avoue!..."
Précisément, cette scène est bouleversante car comme au combat décrit par Jünger, les masques tombent. Ces hommes endurcis, aguerris, qui ont vu l'horreur de prés et qui n'en reviendront pas indemnes -ou pas du tout, se mettent à chialer comme des gamins. L'humanité de ces soldats "aux yeux que mille terreurs avaient fait de pierre, sous le casque d'acier", recluse au fond d'eux-mêmes, explose et déborde sans pudeur.
L'humanité aussi des trois soldats innocents condamnés à mort pour l'exemple par une hiérarchie militaire bornée et implacable, malgré la défense extraordinaire du colonel/ avocat Dax, qui ne manque pas pour autant de nous montrer son torse nu et son brushing inaltérable.
Le contraste entre la description clinique de l'horreur -absolue- du combat (relire Orages d'aciers de Jünger et A l'ouest rien de nouveau de Remarque), la mise à nu de l'instinct de mort présent en chaque homme, la mécanique atroce qui condamne à mort des hommes en pleine boucherie et cette jeune fille apeurée et émouvante est extraordinairement beau.
"Je ne sais pas qui va gagner la guerre, mais quelle que soit sa fin, ce sera celle des Rauffenstein et des Boeldieu"
La grande illusion, 1937, Jean Renoir.
20:39 | Lien permanent | Commentaires (18) | Tags : ernst jünger, la guerre comme expérience intérieure
26/09/2008
Jardins et routes
Quelques jours à Bordeaux. Voyage en train, paysages ruraux magnifiques. Villages endormis, fermes aux briques rouges, champs de tournesols grillés, noirs. Café de la gare à Lézignan, étangs qui fument, phares dans la nuit, premières fenêtres allumées, gare de Bram, bribes de conversations, Quartier d’Anjou la légion, l'étranger proche. Animaux serrés les uns contre les autres, silhouettes à casquettes sur un quai puis la Garonne sur la quelle se penchent encore quelques grues titanesques et rouillées, témoins silencieux d'un Bordeaux industrieux. Hangars désaffectés, docks abandonnés, entrepots promis à la destruction...Tout un monde traditionnel, coutumier, c'est-à-dire qui parle encore à chacun, refusant d'obtempérer aux commandements de bouger de notre expertocratie Attalinoïde et de son nouvel ordre festif.
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Réflexions sur la common decency d’Orwell, si bien cernée par Michéa et Crick. Cette manière instinctive d’être, d’agir, de penser, de la classe ouvrière d’antan. Sorte de dignité, de loyauté, d’honneur, de respect de soi-même, des autres et du monde. Un code moral. Sur l’âme de ce socialisme ouvrier –éminemment respectable- et si loin de ce socialisme émétique moderne de pouvoir et de salons , promu par la cléricature du Progrès, soumise, corps et âme, au culte de l’argent.
Ou l’impossibilité d’être à la fois socialiste et « de gauche », faisant référence à une matrice idéologique commune au libéralisme et au progressisme. J’y reviendrai.
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Excellent article dans la NRH sur le vocabulaire usuel de nos figures politiques; alors que De Gaulle ou Mitterrand utilisaient un répertoire de prés de 4000 mots ou locutions, Giscard, dans un souci démagogique puis Chirac, Sarkosy et Royal par obligation, usent d'un répertoire de 300 à 500 mots. Avec la vulgarité de Sarko et l'approximation syntaxique de Ségo en plus. Sarko, Ségo, Mc Cain, Obama même combat de nains médiocres.
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Relecture de « Jardins et routes », première partie du journal de guerre d’Ernst Jünger, oû se mêlent, considérations philosophiques, botaniques, entomologiques, oniriques et guerrières…Mélange étonnant et fascinant. Impression de sérénité et de tranquille assurance malgré la description clinique des horreurs de la guerre. Un bonheur. D’abord l’attente, les promenades sur la ligne de front, la contemplation des insectes, des animaux ou des hommes, puis la campagne de Belgique et de France, le nihilisme brutal du Grand Forestier, si bien saisi dans les Falaises de marbre, dont on apprend que le titre originel était La reine des serpents…
« Les cathédrales considérées comme des fossiles endormis dans nos villes comme sous des sédiments tardifs. Mais nous sommes fort loin de déduire de ces proportions la vitalité qui se conjuguait avec elles et qui les a formées. Ce qui a vécu sous des apparences multicolores et ce qui les a crées, est plus loin de nous que les ammonites de la période crétacée ; et nous avons moins de peine à nous représenter un saurien d’après un os trouvé dans une carrière schisteuse. On pourrait également dire que les hommes d’aujourd’hui regardent ces œuvres comme un sourd voit les formes de violons ou de trompettes. »
« Logement à Wellschbillig. Je fus cantonné ici chez un paysan, dans une maison qui repose sur ses fondations depuis l’époque romaine. Après que j’eu un peu dormi, mon hôte m’envoya par Rehm une gamelle de pommes de terre rôties, avec du confit de bœuf, de quoi rassasier trois bûcherons. Les rapports de l’hôte avec le soldat sont particuliers en ce que, à l’instar du droit sacré d’asile, ils relèvent encore des formes de l’antique hospitalité que l’on accorde sans considération de personnes. Le guerrier a le droit d’être l’hôte dans toutes les maisons et ce privilège est un des plus beaux que lui confère l’uniforme. Il ne le partage qu’avec l’homme persécuté et souffrant. »
« Comme lecture du chemin de fer, le livre de Brousson sur France. Page 16, la fameuse citation de La Bruyère : « Un peu plus de sucre dans les urines, et le libre penseur va à la messe. » En effet, nous commençons à croire lorsque les choses vont plus mal pour nous. C’est alors aussi que nous accueillons des rumeurs, des couleurs, des sons, qui nous sont habituellement inaccessibles. »
« Je remarquais un peu plus tard que la présence des sept cent Français [prisonniers de la compagnie de Jünger après la campagne éclair de mai 1940] ne m'avait pas inquiété le moins du monde, quoique je ne fusse accompagné que d'une seule sentinelle, plutôt symbolique. Combien plus terrible avait été cet unique Français, au bois Le Prêtre, en 1917, dans le brouillard matinal, qui lançait sur moi sa grenade à main. Cette réflexion me fut un enseignement et me confirma dans ma résolution de ne jamais me rendre, résolution à laquelle j'étais demeuré fidèle pendant l'autre guerre. Toute reddition des armes implique un acte irrévocable qui atteint le combattant à la source même de sa force. Je suis convaincu que la langue elle-même en est atteinte. On s'en rend surtout compte dans la guerre civile, ou la prose du parti battu perd aussitôt de sa vigueur. Je m'en tiens là-dessus au "Qu'on se fasse tuer" de Napoléon. Cela ne vaut naturellement que pour des hommes qui savent quel est notre enjeu sur cette terre. »
E Jünger, Jardins et routes, Bourgeois éditeur, 1995.
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19/06/2007
Orages d'acier.
« Un cercle d’allemands et d’anglais nous entourait, nous invitant à jeter nos armes. Il régnait la même confusion que sur un navire qui sombre. J’exhortais d’une voix faible mes voisins à poursuivre leur résistance. Ils tiraient sur nos adversaires et sur les notres. Un guirlande de figures hurlantes ou muettes se refermait autour de notre petite troupe ; A gauche deux colosses anglais fourrageaient à coups de baïonnettes dans un bout de tranchée d’ou s ‘élevaient des mains implorantes. Parmi nous, on entendait aussi des voix stridentes : « cela n’a plus de sens ! Jetez vos fusils ! Ne tirez pas camarades ! » Je lançais un coup d’œil aux deux officiers, debout à coté de moi dans la tranchée. Ils me répondirent d’un sourire, d’un haussement d’épaules, et laissèrent glisser à terre leur ceinturons. Il ne me restai plus que le choix entre la captivité ou une balle ; (…) Deux anglais qui ramenaient un groupe de prisonniers du 99éme vers leurs lignes, me barrèrent la route. Je plaquai mon pistolet sur le corps de l’un deux et appuyai sur la détente; l’autre déchargea son fusil sur moi sans m’atteindre ; Ces efforts violents chassaient le sang de mes poumons en spasmes clairs. Je pus respirer plus librement et continuai à courir le long du bout de tranchée. Derrière une traverse, le lieutenant Schläger était accroupi au milieu d’un groupe de tireurs. Ils se joignirent à moi. Quelques anglais, qui traversaient le terrain, s’arrêtèrent, mirent un fusil-mitrailleur en batterie et tirèrent sur nous. Sauf moi-même, Schläger et deux de nos compagnons, tous tombèrent; (…) rien ne m’inquiétait, que la perspective de m’écrouler trop tôt… »
Ces quelques lignes sont tirées d’« Orages d’aciers », livre extraordinaire dans lequel Ernst Jünger relate son expérience de soldat puis d’officier dans les troupes de choc lors de la première guerre mondiale.Qui a lu Barbusse ou Genevoix sait la réalité -l’horreur absolue- de ce conflit. Mais le témoignage d’Ernst Jünger dépasse, à mon avis, le simple récit de guerre et atteint une dimension quasi Homérique, tant l ‘engagement, le courage physique et la fascination sont totales. Jünger fut blessé quatorze fois et fut décoré avant la fin de la guerre de la Blauer Max, la plus haute décoration militaire Allemande. Bien qu’anti-nazi et sympathisant des militaires qui organisèrent l’attentat raté contre Hitler, il sera défendu par celui-ci (qui avait connu aussi l’enfer des tranchées comme simple soldat), en souvenir de sa conduite héroïque durant la première guerre mondiale.
De Jünger, Julien Gracq disait : « L’émail dur et lisse qui semble protéger cette prose contre un toucher trop familier nous semblerait peut-être un peu glacé, si nous ne savions et si nous ne perdions jamais le sentiment au cours de notre lecture, qu’il a été obtenu à l’épreuve du feu. »
Jünger reste une énigme. Né le 28 mars 1895, il s’enfuit à 17 ans de la maison familiale pour s’engager dans la Légion étrangère : « J’avais acquis un jour la certitude que l’Eden perdu se trouvait quelque part dans les ramifications du Nil supérieur et du Congo. » écrit-il dans Jeux Africains. Récupéré par son père à Sidi-bel-abbès, il est engagé volontaire dés le début de la Grande Guerre.Viennent aprés des études de philosophie et de zoologie à Leipzig et à Naples et la publication de ses premiers livres, dont Orages d’aciers, (« Le plus beau livre de guerre que j’ai lu » dit Gide) et Les falaises de marbre, dans lequel il dénonce la barbarie Nazie. Jünger refuse les propositions du parti Nazi en 1933, préférant se consacrer à ses recherches d’entomologistes et à l’écriture. Il participe à la seconde guerre mondiale comme attaché à l’état-major parisien et consacre son temps libre à rédiger son Journal Parisien, de 1939 à 1945. Jünger aime profondément Paris et la France ; on le rencontre à l’hôtel Raphaël ou il loge, au Ritz, à la Tour d’Argent…Il déjeune ou dîne avec Jouhandeau, Morand, Guitry, Arletty, Cocteau, Picasso, Braque…Il lit Melville, Giono et surtout Léon Bloy. Il va au théâtre, se promène à travers Paris. Mais il est témoin aussi d’atrocités et d’horreurs.
« Paris le 7 décembre 1941 ; L’après-midi, à l’Institut Allemand, rue Saint Dominique. Là, entre autres personnes, Merline (Céline), grand, osseux, robuste, un peu lourdaud, mais alerte dans la discussion, ou plutôt dans le monologue. Il y a chez lui, ce regard des maniaques, tourné en dedans qui brille comme au fond d’un trou. (…) Il dit combien il est stupéfait, que nous, soldats, nous ne fusillions pas, ne pendions pas, n’exterminions pas les juifs- il est stupéfait que quelqu’un disposant d’une baïonnette n’en fasse pas un usage illimité. « Si les bolcheviks étaient à Paris, ils vous feraient voir comment on s’y prend ; ils vous montreraient comment on épure la population, quartier par quartier, maison par maison. Si je portais la baïonnette, je saurais ce que j’ai à faire ! » »
« Paris le 7 janvier 1942 ; Reçu une lettre de mon frère Wolfgang qui, de nous quatre a été appelé le dernier sous les drapeaux ; il dirige maintenant, avec le grade de caporal, un camp prisonnier à Zullichau ; les prisonniers ne seront pas mal avec lui. Il me raconte ceci, pour la bizarrerie de la chose : « Hier, je me suis rendu pour raison de service à Sorau en Lusace, ou j’avais à conduire un prisonnier à l’hôpital. Là, il m’a fallut également faire une visite à l’asile d’aliénés. J’y ai vu une femme dont la seule manie était de marmonner sans arrêt : « Heil Hitler ! » Quand même, voilà une folie qui est bien de notre époque. »
Au delà de la description factuelle et érudite de sa vie Parisienne, Jünger révèle au lecteur sa haine de Hitler et de ses partisans (qu’il désigne sous le nom de lémures), son horreur de ce qui s’est emparé de l’Allemagne , mais aussi son impuissance et sa prescience du désastre à venir.
Lors de l’épuration, bien que farouche nationaliste et homme de droite en un certain sens, Jünger sera défendu par Brecht au moment ou son œuvre se voit mise à l’index.
Viennent ensuite des années de voyages, d’études entomologistes et d’écriture qui font de cet homme inclassable un être manifestant dans ses écrits un besoin d’absolu et une exigence de sincérité bien rares.
21:25 | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : grande guerre, allemands, armée, nazi, hitler, ernst jünger, épuration