12/03/2009
police silencieuse
« A ce moment, en un point où la forêt était plus dense et plus profonde et où unepiste traversait notre route, je vis brusquement surgir du brouillard, là-bas devant nous, au carrefour des deux pistes, un soldat enfoncé dans la neige jusqu’au ventre. Il était là, debout, immobile, le bras droit tendu pour indiquer le chemin. Quand nous passâmes devant lui, Schulz porta la main à son képi, comme pour le saluer et le remercier, puis dit :
-En voila un autre qui voudrait aller dans le Caucase ! et se mit à rire en se renversant sur le dossier de son siège. Au bout d’un autre segment de route, à un autre croisement de piste, voici qu’à grande distance, un autre soldat apparu, également enfoncé dans la neige, le bras droit tendu pour nous montrer le chemin.
-Ils vont mourir de froid, ces pauvres diables dis-je.
Schulz se retourna pour me regarder :
-Il n’y a pas de danger qu’ils meurent de froid ! dit-il.
Et il riait. Je lui demandais pourquoi il pensait que ces pauvres bougres n’étaient pas en danger de mourir gelés.
-Parce que désormais, ils sont habitués au froid ! me répondit Schulz et il riait en me tapant sur l’épaule. Il arrêta la voiture et se tourna vers moi en souriant :
-Vous voulez le voir de prés ? Vous pourrez lui demander s’il a froid.
Nous descendîmes de voiture et nous approchâmes du soldat qui était là, debout, immobile, le bras droit tendu pour nous montrer la route. Il était mort. Il avait les yeux hagards, la bouche entrouverte. C’était un soldat Russe mort.
C’est notre police des voies et communication s, dit Schulz. Nous l’appelons la « police silencieuse ».
-Etes vous bien sûr qu’il ne parle pas ?
-Qu’il ne parle pas ? Ach so ! Essayez de l’interroger.
-Il vaudrait mieux que je n’essaie pas. Je suis sût qu’il me répondrait, dis-je.
-Ach sehr amusant, s’écria Schulz en riant.
-Ja, sehr amusant, nicht wahr ?
Puis j’ajoutais d’un air indifférent:
-Quand vous les amenez là sur place, ils sont vivants ou morts ?
-Vivants, naturellement, répondit Schulz.
-ensuite, ils meurent de froid naturellement ? dis-je alors.
-Nein, nein, ils ne meurent pas de froid : regardez là. Et Schulz me montra un caillot de sang, un grumeau de glace rougie, sur la tempe du mort.
-Ach so !sehr amusant.
-Sehr amusant, nicht wahr ? dit Schulz ; Puis il ajouta en riant : « il faut tout de même bien que les prisonniers Russes servent à quelque chose ! » »
Kaputt, Curzio Malaparte, 1944.
21:46 | Lien permanent | Commentaires (17) | Tags : kaputt, curzio malaparte
Commentaires
Superbe ! J'hésite entre la fascination et la répulsion. Je crois que je vais prendre les deux, mon commandant.
Écrit par : Hank | 13/03/2009
hank, si vous lisez ce livre incroyable qu'est kaputt, vous aurez des dizaines de tableaux de ce genre: terribles et criants de vérité.
Écrit par : hoplite | 13/03/2009
Avant Malaparte, je croyais avoir tout lu sur la 2e Guerre mondiale...
Après Malaparte, vous avez la conviction que le sujet est infini...
Écrit par : Inuk | 13/03/2009
inuk, as tu lu La peau de Malaparte?
Écrit par : hoplite | 13/03/2009
Oui, je te l'ai dit l'autre jour! Ça vaut le détour. C'est le témoignage de Malaparte au moment où les Américains débarquent en Italie. "La Peau", c'est aussi le désenchantement de Malaparte qui comparaît l'Europe à une grande pute. "La Peau" c'est aussi l'égoïsme de tout un chacun qui cherche à sauver sa peau à tout prix... Le début de la décadence moderne et cela devrait te parler.
Il y a même un film tiré du même livre et je cherche désespérément une cassette (VHS) ou le DVD. Introuvable ici.
Écrit par : Inukshuk | 14/03/2009
C'est autobiographique ? C'est de la fiction ?
Écrit par : Jean-Pierre | 14/03/2009
C'est un témoignage lyrique.
Écrit par : Inuk | 14/03/2009
suite,
(témoignage) désespérant, critique, lucide, clairvoyant, humble et nostalgique...
Écrit par : Inuk | 14/03/2009
Que de précisions !
Écrit par : Jean-Pierre | 15/03/2009
Ca vous tient à coeur apparemment.
Écrit par : Jean-Pierre | 15/03/2009
jean pierre, vous avez lu kaputt?
si oui, vous savez l'immensité de ce livre
si non, dépêchez-vous, ami..
Écrit par : hoplite | 15/03/2009
Autobiographie ou fiction?
Dans La Peau il donne un début de réponse quand, invité chez le général de Montsabert à manger un couscous, les convives l'accusent d'exagérer dans Kaputt. Discrètement il arrange les osselets qu'il a dans son assiette, et il fait croire qu'il a mangé la main qu'un tirailleur marocain s'était fait sauter le matin sur une mine pendant la préparation du couscous. Malaparte, c'est cela, l'art d'arranger les osselets.
Écrit par : NAIF | 16/03/2009
Et que dire de ce poisson de mer (comme menu au repas) qu'il fait passer pour une sirène... Et les convives de le croire...
Écrit par : Inuk | 16/03/2009
la vie de cet homme est proprement incroyable
peut-être l'époque était-elle propice à ce genre de destin?
Écrit par : hoplite | 16/03/2009
Dans un style assez comparable, je pense tout à coup à Arthur Koestler (Le zéro et l'infini).
Écrit par : Inuk | 16/03/2009
Ce dernier étant un roman.
Son autobio est intitulé Sur la corde raide.
Écrit par : Inuk | 16/03/2009
oui sans doute: le juif hongrois communiste et sioniste, l'engagement pro communiste puis anti communiste, la guerre d'espagne, la légion...un destin romanesque aussi dans une certaine mesure, indépendamment de son oeuvre littéraire.
une intensité dans l'engagement politique et physique proprement incroyable pour nous autres, tièdes zeks...
Écrit par : hoplite | 16/03/2009
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