03/09/2014
Technique du coup d’Etat
« La Suisse et la Hollande, c’est-à-dire deux des États les plus policés et les mieux organisés d’Europe, chez lesquels l’ordre n’est pas seulement un produit du mécanisme politique et bureaucratique de l’État, mais une caractéristique naturelle du peuple, n’offrent pas, à l’application de la tactique insurrectionnelle communiste, des difficultés plus grandes que la Russie de Kerenski. Quelle considération peut dicter une affirmation aussi paradoxale ? Celle-ci, que le problème du coup d’état moderne est un problème d’ordre technique. L’insurrection est une machine, dit Trotski : il faut des techniciens pour la mettre en mouvement, et seuls des techniciens peuvent l’arrêter. La mise en mouvement de cette machine ne dépend pas des conditions politiques, sociales, économiques du pays. L’insurrection ne se fait pas avec les masses, mais avec une poignée d’hommes prêts à tout, entraînés à la tactique insurrectionnelle, exercés à frapper rapidement, durement, les centres vitaux de l’organisation technique de l’État. Cette troupe d’assaut doit être formée d’équipes d’ouvriers spécialisés, mécaniciens, électriciens, télégraphistes, radio télégraphistes, aux ordres d’ingénieurs, de techniciens connaissant le fonctionnement technique de l’État.
(...) Trotski alla même jusqu'à soutenir la nécessité d'instituer à Moscou une école pour l'instruction technique des communistes destinés à encadrer, dans chaque pays, un corps spécial organisé pour la conquête du pouvoir. Cette idée a été reprise récemment par Hitler, qui est en train d'organiser une école de ce genre à Munich pour l'instruction de ses troupes d'assaut. "Avec un corps spécial d'un millier d'hommes, recrutés parmi les ouvriers Berlinois, et encadrés de communistes Russes, affirmait Trotski, je m'engage à m'emparer de Berlin en vingt quatre heures."»
Technique du coup d’État, Curzio Malaparte, 1931.
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18/04/2014
fillettes et garçons
" - Allons voir la mer, Malaparte.
Nous traversâmes la place Royale, et allâmes nous appuyer au parapet à pic sur la mer, tout au bout de la Via Partenope.
- C'est un des plus anciens parapets de l'Europe, dit Jack, qui connaissait tout Rimbaud par cœur.
Le soleil se couchait, et la mer prenait peu à peu la couleur du vin, qui est la couleur de la mer dans Homère. Mais là-bas, entre Sorrente et Capri, les eaux, les hautes rives abruptes, les montagnes et les ombres des montagnes, s'éclairaient lentement d'une vive couleur de corail, comme si les forêts de corail qui recouvrent le fond du golfe émergeaient lentement des abymes marins, en teignant le ciel de leurs reflets de sang antique. La falaise de Sorrente, vêtue de jardins d'agrumes, surgissait au loin de la mer comme une dure gencive de marbre vert, que le soleil mourant blessait, de l'autre bout de l'horizon, avec ses flèches obliques et lasses, suscitant la lueur chaude et dorée des oranges et les éclairs froids et livides des citrons."
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" Des femmes livides, défaites, aux lèvres peintes, aux joues décharnées, couvertes d'une croûte de fard, horribles et pitoyables, se tenaient au coin des rues, offrant aux passants leur misérable marchandise : des garçons et des petites filles de huit ou dix ans, que les soldats marocains, hindous, malgaches, palpaient en relevant les robes ou en glissant leur main entre les boutons des culottes. Les femmes criaient : « Two dollars the boys, three dollars the girls ! »
-Tu aimerais, dis, une petite fille à trois dollars, disais-je à Jack.
- Shut up, Malaparte.
- Ce n'est pas cher après tout, une petite fille pour trois dollars. Un kilo de viande d'agneau coûte bien plus cher. Je suis sûr qu'à Londres ou à New York une petite fille coûte plus cher qu'ici, n'est-ce pas, Jack ?
- Tu me dégoûtes, disait Jack.
- Trois dollars font à peine trois cent lires. Combien peut peser une fillette de huit à dix ans ? Vingt-cinq kilos ? Pense qu'un seul kilo d'agneau, au marché noir, coûte cinq cent lires, c'est-à-dire cinq dollars
- Shut up, criait Jack !
Les prix des fillettes et des petits garçons étaient tombés depuis quelques jours, et continuaient à baisser. Tandis que les prix du sucre, de l'huile, de la farine, de la viande, du pain, étaient montés, et continuaient à augmenter, le prix de la chair humaine baissait de jour en jour. Une fille de vingt à vingt-cinq ans, qui, une semaine avant coûtait jusqu'à dix dollars, ne valait désormais que quatre dollars, os compris. La raison d'une telle baisse de prix de la chair humaine sur le marché Napolitain dépendait peut-être du fait que, de toutes les régions de l'Italie méridionale, les femmes accouraient à Naples. Pendant les dernières semaines, les grossistes avaient jeté sur le marché d'importantes livraisons de femmes Siciliennes. Ce n'était pas que de la viande fraîche, mais les spéculateurs savaient que les soldats nègres ont des goûts raffinés, et préfèrent la viande pas trop fraîche. Toutefois, la viande Sicilienne n'était pas très demandée, et même les nègres finirent par la refuser. Les nègres n'aiment pas les femmes blanches trop noires. "
19:38 | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : curzio malaparte, la peau
12/03/2009
police silencieuse
« A ce moment, en un point où la forêt était plus dense et plus profonde et où unepiste traversait notre route, je vis brusquement surgir du brouillard, là-bas devant nous, au carrefour des deux pistes, un soldat enfoncé dans la neige jusqu’au ventre. Il était là, debout, immobile, le bras droit tendu pour indiquer le chemin. Quand nous passâmes devant lui, Schulz porta la main à son képi, comme pour le saluer et le remercier, puis dit :
-En voila un autre qui voudrait aller dans le Caucase ! et se mit à rire en se renversant sur le dossier de son siège. Au bout d’un autre segment de route, à un autre croisement de piste, voici qu’à grande distance, un autre soldat apparu, également enfoncé dans la neige, le bras droit tendu pour nous montrer le chemin.
-Ils vont mourir de froid, ces pauvres diables dis-je.
Schulz se retourna pour me regarder :
-Il n’y a pas de danger qu’ils meurent de froid ! dit-il.
Et il riait. Je lui demandais pourquoi il pensait que ces pauvres bougres n’étaient pas en danger de mourir gelés.
-Parce que désormais, ils sont habitués au froid ! me répondit Schulz et il riait en me tapant sur l’épaule. Il arrêta la voiture et se tourna vers moi en souriant :
-Vous voulez le voir de prés ? Vous pourrez lui demander s’il a froid.
Nous descendîmes de voiture et nous approchâmes du soldat qui était là, debout, immobile, le bras droit tendu pour nous montrer la route. Il était mort. Il avait les yeux hagards, la bouche entrouverte. C’était un soldat Russe mort.
C’est notre police des voies et communication s, dit Schulz. Nous l’appelons la « police silencieuse ».
-Etes vous bien sûr qu’il ne parle pas ?
-Qu’il ne parle pas ? Ach so ! Essayez de l’interroger.
-Il vaudrait mieux que je n’essaie pas. Je suis sût qu’il me répondrait, dis-je.
-Ach sehr amusant, s’écria Schulz en riant.
-Ja, sehr amusant, nicht wahr ?
Puis j’ajoutais d’un air indifférent:
-Quand vous les amenez là sur place, ils sont vivants ou morts ?
-Vivants, naturellement, répondit Schulz.
-ensuite, ils meurent de froid naturellement ? dis-je alors.
-Nein, nein, ils ne meurent pas de froid : regardez là. Et Schulz me montra un caillot de sang, un grumeau de glace rougie, sur la tempe du mort.
-Ach so !sehr amusant.
-Sehr amusant, nicht wahr ? dit Schulz ; Puis il ajouta en riant : « il faut tout de même bien que les prisonniers Russes servent à quelque chose ! » »
Kaputt, Curzio Malaparte, 1944.
21:46 | Lien permanent | Commentaires (17) | Tags : kaputt, curzio malaparte
19/02/2009
Kaputt
Lecture de Kaputt, de Curzio Malaparte, dont je ne soupçonnais pas, après avoir lu son traité sur le coup d’état, ce talent de romancier.
Parmi les pages les plus saisissantes de Kaputt, figure la vision des chevaux morts du lac Ladoga; ces chevaux de l’artillerie soviétique, enfermés dans une forêt en feu, brisent le cercle de l’incendie, s’échappent terrorisés, atteignent la rive du lac et se jettent à l’eau. Pendant la nuit, brusque déferlement de vent Sibérien. Le lac gèle, les animaux sont pris dans la glace, seules leurs têtes restent visibles au dessus de la surface durcie.
« Le lac était comme une immense plaque de marbre blanc sur laquelle étaient posées des centaines et des centaines de têtes de chevaux. Les têtes semblaient coupées net au couperet. Seules, elles émergeaient de la croûte de glace. Toutes les têtes étaient tournées vers le rivage. Dans les yeux dilatés, on voyait encore briller la terreur comme une flamme blanche. Prés du rivage, un enchevêtrement de chevaux férocement cabrés émergeait de la prison de glace…Les soldats du colonel Merikallio descendaient au lac et s’asseyaient sur la tête des chevaux. On eut dit les chevaux de bois d’un carrousel. »
Autre moment dramatique où l’auteur, correspondant de guerre sur le front russe, célébrant le courage et le patriotisme des Russes, met en scène un jeune Ukrainien. Une colonne Allemande traverse un village en apparence abandonné ; des coups de feu sont tirés des maisons. Les Allemands ripostent, exterminent les derniers habitants. Tout se tait, sauf un fusil qui continue à tirer. Un seul, tenu par un gamin qui n’a pas plus de dix ans.
« Pourquoi as-tu tiré, dit un officier ? Tu le sais bien, pourquoi me le demandes-tu ? », répond l’enfant. Calme, intrépide devant la mort à laquelle il échappe seulement à cause d’une réponse encore plus téméraire faite à une seconde question. « J’ai un œil en verre, lui dit l’officier. Si tu peux me dire tout de suite, sans réfléchir, lequel des deux, je te laisse partir. » « L’œil gauche » répond aussitôt le garçon. « Comment as-tu fait pour t’en apercevoir ? », demande, surpris, l’officier, fier d’être le citoyen d’un pays ou « l’on fabrique les plus beaux yeux de verre du monde ». Et l’enfant de dire tranquillement, sereinement : « Parce que, des deux, c’est le seul qui ait une expression humaine. »
Kaputt, Curzio Malaparte, 1943.
20:28 | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : curzio malaparte