04/05/2009
on ne sert pas deux maîtres
« Le triomphe du christianisme fut l’anéantissement de la vie civile pour mille ans. L’islamisme ne fit qu’appliquer le même principe. La mosquée, comme la synagogue et l’église, est le centre de toute vie. Le Moyen Age, règne du christianisme, de l’islamisme et du bouddhisme, est bien l’ère de la théocratie. Le coup de génie de la Renaissance a été de revenir au droit romain, qui est essentiellement le droit laïc, de revenir à la philosophie, à la science, à l’art vrai, à la raison, en dehors de toute révélation.
Ainsi, à mesure que l’Empire baisse, le christianisme s’élève. Durant le IIIème siècle, le christianisme suce comme un vampire la société antique, soutire toutes ses forces et amène cet énervement général contre lequel luttent vainement les empereurs patriotes. Le christianisme n’a pas besoin d’attaquer de vive force, il n’a qu’à se refermer dans ses églises. Il se venge en ne servant pas l’Etat, car il détient presque à lui seul, des principes sans lesquels l’Etat ne saurait prospérer. La cité et l’Etat ne s’accommoderont plus tard avec le christianisme qu’en faisant subir à celui-ci les plus profondes modifications.
Le chrétien des origines est embarrassé, incapable quant aux affaires du monde ; l’Evangile forme des fidèles, non des citoyens. Il en fut de même pour l’islamisme et le bouddhisme. L’avènement de ces grandes religions universelles mit fin à la vieille idée de patrie ; on ne fut plus Romain, Athénien ; on fut chrétien, musulman, bouddhiste ; Les hommes, désormais, vont être rangés d’après leur culte, non d’après leur patrie, ils se diviseront sur des hérésies, non sur des questions de nationalité.
Voila ce que vit parfaitement Marc Aurèle, et ce qui le rendit si peu favorable au christianisme. L’Eglise lui parut un état dans l’état. « Le camp de la piété », ce nouveau « système de patrie fondée sur le Logos divin », n’a rien à voir avec le camp romain, lequel ne prétend nullement former des sujets pour le ciel. L’Eglise, en effet, s’avoue une société complète, bien supérieure à la société civile ; le pasteur vaut mieux que le magistrat. L’Eglise est la patrie du chrétien, comme la synagogue est la patrie du juif ; le chrétien et le juif vivent dans le pays où ils se trouvent comme des étrangers. A peine, même, le chrétien a-t-il un père et une mère. Il ne doit rien à l’empire et l’empire lui doit tout.
Le plus important des devoirs civiques, le service militaire, les chrétiens ne pouvaient le remplir. Ce service impliquait, outre la nécessité de verser le sang, qui paraissait criminelle aux exaltés, des actes que les consciences timorées trouvaient idolâtriques. Il y eut sans doute plusieurs soldats chrétiens au IIème siècle ; mais bien vite l’incompatibilité des deux professions se révélait, et le soldat quittait le ceinturon ou devenait martyr. L’antipathie était absolue ; en se faisant chrétien, on quittait l’armée. « On ne sert pas deux maîtres », était le principe sans cesse répété. La représentation d’une épée ou d’un arc sur une bague était défendue. «C’est assez combattre pour l’empereur que de prier pour lui. » Le grand affaiblissement qui se remarque dans l’armée romaine à la fin du IIème siècle, et qui éclate surtout au IIIème siècle, a sa cause dans le christianisme. Celse aperçut ici le vrai avec une merveilleuse sagacité. Le courage militaire qui, selon le Germain, ouvre seul le Walhalla, n’est point par lui-même une vertu aux yeux du chrétien. S’il est employé pour une bonne cause, à la bonne heure ; sinon, il n’est que barbarie. Certes, un homme très brave à la guerre peut être un homme de médiocre moralité ; mais une société de parfaits serait si faible !
Pour avoir été trop conséquent, l’Orient chrétien a perdu toute valeur militaire. L’islam en a profité, et a donné au monde le triste spectacle de cet éternel chrétien d’Orient, partout le même malgré la différence des races, toujours battu, toujours massacré, incapable de regarder en face un homme de guerre, offrant perpétuellement son cou au sabre, victime peu intéressante car elle ne se révolte pas et ne sait pas tenir une arme, même quand on la lui met dans les mains. »
Ernest Renan, Histoire des origines du christianisme.
21:34 | Lien permanent | Commentaires (17) | Tags : renan, christianisme, islam, evangile
Commentaires
Il manque un "v" à "vive":
"Le christianisme n’a pas besoin d’attaquer de vive force, il n’a qu’à se refermer dans ses églises."
Un doublon :
"...car il détient presque à lui seul, des principes des principes sans ..."
Sinon pour ce qui est de "on ne sert pas deux maîtres" il ne faut pas oublier quand même dans l'évangile le fameux "rend à césar ce qui appartient à césar etc.".
Écrit par : Jean-Pierre | 04/05/2009
merci pour les corrections, jp. c'est toujours fastidieux de recopier un texte un peu long. mais je trouve Renan tellement pertinent dans sa description de ce conflit entre christianisme primitif et romanité que j'ai cédé.
certes, le christ a dit cela, mais le christianisme, ce "bolchevisme de l'antiquité", était par son eschatologie et sa morale une déclaration de guerre à l'empire et finit par le détruire (tel que le concevait Marc Aurèle tout au moins).
Écrit par : hoplite | 04/05/2009
Bigre ! Excellent !
Écrit par : snake | 05/05/2009
Le christianisme primitif ne haïssait pas que l'empire, pas que Rome. Il haïssait le monde, l'empire étant le monde dans ce qu'il été censé avoir de plus haïssable par ceux qui attendaient la fin des temps.
Écrit par : Ivane | 05/05/2009
"Pour avoir été trop conséquent, l’Orient chrétien a perdu toute valeur militaire. L’islam en a profité, et a donné au monde le triste spectacle de cet éternel chrétien d’Orient, partout le même malgré la différence des races, toujours battu, toujours massacré, incapable de regarder en face un homme de guerre, offrant perpétuellement son cou au sabre..."
Absurde! Il faut vraiment ne rien connaître à l'histoire de l'Empire Romain d'Orient pour sortir de telles contrevérités. De Belisaire à Jean II Comnène en passant par Basile II, que de chrétiens grands chefs de guerre! Que de merveilleux soldats que ceux des thèmes crées par le grand Héraclius!
L'empire romain est mort de ses tares internes, de sa démographie vacillante, et de la pression migratoire (tiens!). D'ailleurs, seul l'Occident est mort. L'Orient, sa partie la plus chrétienne, lui a survécu un millénaire. Cherchez l'erreur...
D'ailleurs à travers l'Histoire, bien d'autres empires sont morts, dans lesquels le christianisme ne jouait aucun rôle...
Écrit par : Aramis | 05/05/2009
peut-être ces grands chefs de guerre n'étaient-ils pas chrétiens avant tout...et étaient encore plus barbares que chrétiens? même s'ils combattaient sous la bannière du christ...In hoc signo vinces, dit l'empereur Constantin au pont Milvius, soucieux de rallier les chrétiens à son impérium.
"L'empire romain est mort de ses tares internes, de sa démographie vacillante, et de la pression migratoire (tiens!). D'ailleurs, seul l'Occident est mort. L'Orient, sa partie la plus chrétienne, lui a survécu un millénaire. Cherchez l'erreur..."
juste remarque, aramis. mais il semble que dés l'apparition du christianisme, le centre de l'empire se soit déplacé vers l'Orient et ses masses denses de populations chrétiennes, l'Occident se montrant plus réfractaire. Ceci explique peut-être la survie prolongée de l'empire romain d'Orient, beaucoup plus perméable au surnaturel, à la théocratie.
Écrit par : hoplite | 05/05/2009
L'Orient véritable, Syrie, Egypte, était hostile à l'Empire. Gagné aux quasi hérésies que constituaient le monophysisme et le nestorianisme, il était mur pour la conquête arabe et le conversion à l'islam. Mais le coeur de l'empire, les Balkans, l'Asie mineure, profondément chrétien, a vaillamment et efficacement lutté contre un nombre extravagant d'envahisseurs pendant des siècles. Et s'il a sombré c'est notamment grâce aux gentils vénitiens, les anglo-saxons (puissance thalassocratique et mercantile) de l'époque.
Vraiment je crois que ces théories sur la responsabilité du Christianisme sur la disparition de l'Empire romain sont aujourd'hui complètement dépassées et donc abandonnées des historiens. Crise économique, sociale, militaire, désertion des campagnes, appauvrissement général, invasions sur toutes les frontières... Que la religion ait été un élément de la crise qui frappe l'empire à partir du IIè siècle, d'accord. En faire la cause unique de son écroulement, ce n'est pas sérieux.
Écrit par : Aramis | 05/05/2009
suis d'accord, et Renan n'en fait d'ailleurs pas non plus la cause principale et rappelle les causes que vous venez d'évoquer: dissolution du sentiment civique, invasions, empereurs barbares et légions barbares, etc
il n'en reste pas moins que l'apparition de ce culte oriental en occident constitue un bouleversement totalement inédit et ambivalent: affaiblissement du sentiment civique (engagement militaire notamment) d'un côté, régénération de l'empire par l'universalisme de la doctrine et de l'eschatologie chrétienne et de son prosélytisme conquérant.
à+
Écrit par : hoplite | 06/05/2009
La vérité ne plait pas à Aramis. Mais le fait est là: les chrétiens ne sont devenus "civiques" qu'au moment où ils ont pris le pouvoir. Que quand ils ont eu la peau de ce qui restait de Rome. Attribuer la chute romaine aux seules forces de dissolution du christianisme est aussi faux que nier la responsabilités dudit christianisme...
Écrit par : Ivane | 06/05/2009
je crois que l'on peut s'entendre là-dessus...
Écrit par : hoplite | 06/05/2009
Non, non, non et non.
c'est archi-faux il faut relire la Cité Antique de Fustel de Coulanges.
La religion païenne romaine recouvre et structure absolument toute la réalité sociale de l'Empire Romain.
Les croyances religieuses fondent et organisent la vie sociale.
Les dieux-lares etc...
Renan est à côté de la plaque complètement.
Il n'y avait pas d'esprit civique distinct de l'esprit religieux sous l'Empire Romain et plus généralement dans l'Antiquité. Sans participation au culte vous n'êtes plus citoyen. Le droit romain laïc c'est du gros pipeau ! Les romains confondaient absolument sens civique et sens religieux. Le lien social procédait absolument du lien religieux.
La laïcité c'est un concept chrétien.
Là où le christianisme innove c'est qu'il proclame que Dieu, "il n'en est pas d'autre" et qu'il est pour tous.
Ce que les chrétiens refusaient c'était l'idolâtrie comme condition d'appartenance à la communauté.
Sur la question de la responsabilité du christianisme dans la décadence de l'Empire romain il faudrait lire quelques passages de Jean Dumont : L'Eglise au risque de l'histoire. Généralement c'est très fouillé.
Écrit par : Julien | 07/05/2009
merci julien, j'aime bien les avis tranchés.
mais vous dites: "Ce que les chrétiens refusaient c'était l'idolâtrie comme condition d'appartenance à la communauté."
est-ce que, précisément, le fait de refuser de se livrer aux cultes païens ne faisaient pas des chrétiens des étrangers dans la cité? des hommes hostiles au pouvoir de l'empereur avant que celui ci ne devienne chrétien?
Écrit par : hoplite | 07/05/2009
Etrangers dans la cité certes car ultimement seule la Jérusalem céleste importe.
Ennemis de l'Empereur en matière religieuse, oui, mais persécutés surtout.
Mais ennemis de l'Empereur comme chef politique , non: il faut lire et relire St Paul quand il prêche la soumission aux autorités civiles.
Voir Marcel De Corte in De la dissociété Remi Perrin 2002
Très intéressant développement à partir de la p 18: désolé mais je n'ai pas le courage de le retranscrire.
L'idée c'est que dans l'Antiquité désobéir aux lois de la Cité est de l'ordre du sacrilège. Le politique absorbe le sacré
PS De Corte est généralement pas mal.
Écrit par : Julien | 08/05/2009
"L'idée c'est que dans l'Antiquité désobéir aux lois de la Cité est de l'ordre du sacrilège. Le politique absorbe le sacré"
oui, d'où la scission entre chrétiens, empreints d'universalisme et de la doctrine eschatologique chrétienne, et romains, citoyens de l'empire. c'est en ce sens que la doctrine chrétienne me parait "révolutionnaire" (ce bolchévisme de l'antiquité) et perçue comme telle par les autorités civiles de l'époque: une menace mortelle. que l'"empire Romain finit par résoudre en devenant chrétien?
merci pour les références.
Écrit par : hoplite | 08/05/2009
Renan n'est franchement pas une référence en matière de religion... C'était un positiviste illuminé, de la même race de ceux qui ont assassiné l'Europe à partir du XVIIIème siècle. Enfin, ce qui est drôle avec les zozos néo-païens (trop underground-subversif quoi) c'est qu'ils pensent comme les muzzs ou les socialistes : ils souscrivent à l'idéologie de la culpabilité des autres.
Écrit par : Gorki | 08/05/2009
On y vient.
Je saisis bien l'incompatibilité et la rupture qu'implique le christianisme mais elle m'apparaît davantage comme un perfectionnement que comme une subversion.
C'est pour ça que parler de bolchévisme est excessif: dans la mesure où l'eschatologie chrétienne traite des fins dernières, elle est spirituelle...
Bon après si vous raffolez de références il y a aussi un théologien américain qui pose le problème de la double allégeance de manière assez déconcertante et plus actuelle.
Il s'agit de W. Cavanaugh in Eucharistie et mondialisation chez Ad Solem (belle maison d'édition soit dit en passant).
A l'occasion, c'est pas mal et ça fait un peu bouger les lignes (en fait, beaucoup)... Belle charge contre les Etats-Nations notamment.
J'arrête là avant de trop délirer.
Au plaisir
Écrit par : Julien | 08/05/2009
"C'est pour ça que parler de bolchévisme est excessif: dans la mesure où l'eschatologie chrétienne traite des fins dernières, elle est spirituelle.."
justement, la fin dernière du chrétien, c'est le salut après la mort, la Cité de Dieu...celle du païen est autre: la vie bonne mais sur terre, l'approfondissement de soi, l'excellence, le bonheur terrestre...il me semble qu'il y a là une incompatibilité essentielle.
see u
Écrit par : hoplite | 08/05/2009
Les commentaires sont fermés.