24/09/2014
utopie
Retour sur la "question libérale", suite au dernier post de Reymond, répondant lui-même à un de ses lecteurs:
"Comment peut on parler d'austérité lorsque le déficit est de 80 milliards et qu'aucune réforme n'a été faite concernant les dépenses de l'état ? Comment parler de doxa néo-libérale lorsque l'état représente 60% du PIB ?" source
Courant 2012 Alain Finkielkraut dans son émission "Répliques" avait porté la contradiction à Jean-Claude Michéa qui sortait alors son dernier opus, Le complexe d’Orphée.
La thèse défendue par l’auteur depuis quelques années maintenant (et son premier livre remarqué, L’enseignement de l’ignorance), etant la suivante : le libéralisme culturel et politique (« défini comme l’avancée illimitée des droits et la libéralisation permanente des mœurs ») et le libéralisme économique ne sont que les deux faces complémentaires d’une même médaille, sorte de ruban de Moebius; d’où, selon l’auteur, la farce électorale d’une gauche luttant contre la partie économique du libéralisme tout en validant sans vergogne son versant culturel, à laquelle s’oppose une droite favorable au marché mais hostile à la régularisation massive de tous les comportements. Ces deux versions du libéralisme sont, en réalité, selon Michéa, « l’accomplissement logique (ou la vérité) du projet philosophique libéral, tel qu’il s’est progressivement défini depuis le XVIIIe siècle, et, tout particulièrement, depuis la philosophie des Lumières », projet qui, pour mettre fin aux terribles guerres de religion du XVIe siècle, entendait privatiser les valeurs morales et religieuses et, parallèlement, confier au marché le soin de régler pacifiquement les relations entre les hommes. Ce libéralisme-là serait à l’origine, d’une part, d’un monde de plus en plus éclaté où plus aucune valeur ne pourrait servir de substrat au droit - de quel droit interdirait-on à quelqu’un de se nuire librement? - et, d’autre part, d’un capitalisme débridé qui règnerait en maître.
Finkielkraut ne manque pas pourtant de faire remarquer à Michéa que les premiers libéraux avaient tout de même le sens des limites et de la vertu et qu’ils auraient sans doute été horrifiés devant le spectacle dérisoire d’un progressisme moral effréné (il suffit d’ouvrir n’importe quel torchon progressiste genre Libé ou Inrock pour en avoir un aperçu) couplé à la guerre judiciaire de tous contre tous (cette « envie du pénal » théorisée par le regretté Muray) et aux ravages planétaires des règles d'airain du capitalisme globalisé (industriel et surtout financier). Peu importe, répond en substance Michéa, une logique est à l’œuvre, qui explique que la machine ait pu se retourner contre les intentions initiales de ses fondateurs. Bien que ces derniers tinssent pour chose évidente « qu’un homme n’est pas une femme, qu’un enfant n’est pas un adulte, qu’un fou n’est pas une personne saine d’esprit » (14,48), l’impossibilité de faire référence à quelque modèle de vie bonne que ce soit était de nature à engendrer la remise en cause de toutes les valeurs partagées, forcément coupables de porter atteinte à la liberté d’autrui.
L’analyse de Michéa prête cependant le flanc à la critique libérale. Celle-ci concerne surtout le diagnostic d’un marché tout puissant qui aurait littéralement broyé l’État. En effet, s’il n’est pas douteux que nous vivions sous la férule d’un progressisme moral débridé, est-il si sûr que nous soyons les acteurs ou témoins du « monde sans âme du capitalisme contemporain » ? Comme le remarque judicieusement Finkielkraut, l’État-providence, au moins dans nos contrées, n’a pas disparu. Mais c’est sans doute pour cette raison (la persistance d’un filet social) que l’on vit mieux, encore, en France ou en Espagne qu’au Royaume-Uni ou qu’à Chicago où ce filet social n’existe pas ou si peu. On pourra aussi remarquer, pour conjurer l’idée d’un libéralisme sauvage, que les prélèvements obligatoires et leur corollaire, les politiques de redistribution, n’ont jamais été aussi importants. Pour constater aussitôt que ces politiques de redistribution, héritage du compromis historique établi après-guerre entre logique marchande et exigences sociales, sont l’objet au moins depuis les années 90 (et les politiques de déréglementation menées en GB et aux USA par Thatcher et Reagan) d’attaques permanentes visant à les remettre en cause totalement. Lordon, dans un de ses articles explique très bien comment la seule solution pour garder une demande solvable en Occident, dans un contexte de déflation salariale secondaire à la libre-concurrence et à l'exigence de rentabilité actionnariale, fut, non pas d’augmenter des salaires, mais d’encourager le surendettement des ménages (capitalisme de basse pression salariale visant à aligner l'Occident sur les standards du Bangladesh..), quitte à fourguer des emprunts à des personnes d’emblée non solvables (sub-primes).
Ainsi ce filet social, cet Etat-providence, cette redistribution tant décriés par les apôtres du libéralisme peut-il être considéré à la fois comme un vestige d’une époque révolue (?) ou le corps social avait encore la possibilité de peser dans la balance et d’imposer au Politique certaines exigences sociales, mais aussi et surtout (et paradoxalement) le produit de l’hégémonie de ce relativisme moral et de la jungle marchande inhérents à la structuration libérale de nos sociétés modernes: ie c’est précisément parce que les communautés d’hommes regroupées autour de valeurs partagées autres que le marché et le droit ont graduellement disparues au profit de « commercial societys » composées de monades (et de nomades...) uniquement préoccupées par leur seul intérêt bien compris et l’obsession de faire valoir toujours plus de droits, que l’Etat veilleur de nuit des libéraux est amené à prendre en charge des domaines de plus en plus conséquents de la vie en communauté d’individus « retirés à l’écart et comme étrangers à tous les autres » (Tocqueville) jusqu’alors résolus par les structures d’existence organiques des sociétés holistes, l’entraide et les solidarités naturelles de toute vie en communauté.
Soit une vision contractuelle (Locke) de la société (avec un contrat désormais basé sur le seul marché « auto-régulé » et sur une palanquée de droits naturels et positifs dés lors que toute valeur morale, philosophique et religieuse est bannie de l’espace public car susceptible de réintroduire les conditions de ces fameuses guerres civiles de religion, terreur des penseurs libéraux. A juste titre). Sans évoquer la providentielle « main invisible » de Smith ou l’idée d’un « ordre spontané non subordonné à un quelconque dessein » d’Hayek. Contre une vision communautaire de la société organisée autour d’un certain nombre de « valeurs civilisationnelles communes » (Aristote) censées dire le Bien ou le Vrai. Le vieux débat communautariens vs libéraux. L’ennui est qu’à force de vouloir bannir (« privatiser ») tous les liens, toutes les formes d’appartenances et affiliations diverses des hommes, on risque de voir resurgir des formes identitaires archaïques et violentes comme l’ethnique, le religieux ou le sang…
Sur le fond, le lecteur de Reymond n'a pas compris/saisi le fait que cette philosophie libérale, comme le capitalisme, est un fait social total, imprégnant tous les champs d'activité et de réflexion anthropologiques, délégitimant toute autre forme de vision du monde que cette vision juridico-marchande qui est la nôtre: nous autres modernes, quels que soient notre façon d'être ou d'agir ou de penser, pensont en modernes et rien d'autre.
« Même si nous en avions la tentation, beaucoup de considérations puissantes nous en empêcheraient. Tout d’abord et surtout, les images et les statues des Dieux ont été brûlées et réduites en pièces : cela mérite vengeance, de toutes nos forces. Il n’est pas question de s’entendre avec celui qui a perpétré de tels forfaits. Deuxièmement, la race Grecque est du même sang, parle la même langue, partage les mêmes temples et les mêmes sacrifices ; nos coutumes sont voisines. Trahir tout cela serait un crime pour les Athéniens. » (Hérodote, The Persians wars)*
Une belle utopie, finalement.
* Ainsi parle Hérodote, nommant les éléments culturels clés qui définissent une civilisation pour les Athéniens, et voulant rassurer les Spartiates sur le fait qu’ils ne les trahiraient pas en faveur des Perses. Le sang, la langue, la religion, la manière de vivre : voila ce que les Grecs avaient en commun et ce qui les distinguait des Perses et des autres non Grecs. Quelle est notre religion aujourdhui, pour nous autres modernes?
10:23 | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : libéralisme
19/12/2009
l'air du temps
« En cette époque dite de culture de masse ce ne sont pas les masses qui manquent de culture mais plutôt les élites. Il est rare d’entendre dans un autobus des bourdes aussi monumentales que celles que l’on remarque à la télévision ou dans les journaux. » (Claudio Magris)
Il y a peu, un matin, j’écoutais d’une oreille distraite la propagande progressiste habituelle de France-Inter (sorte de baromètre très utile pour apprécier le degré d’abrutissement généralisé de nos modernes) et, l’esprit encore embrumé, la chronique d’une quelconque apparatchik dont j’ai oublié le nom, qui relatait la façon dont elle avait pu recueillir -courageusement cela va sans dire- l’interview d’un clandestin Afghan, récemment promis à l’expulsion.
Bon, je passe sur l’apologie ordinaire de la transgression de toutes les frontières morales et culturelles –en l’occurrence des lois de la Cité- qui tient lieu de colonne vertébrale à tout bon progressiste, notamment de gauche, et qui commande le soutien inconditionnel à toute forme de mise à bas des lois, coutumes, traditions auxquelles restent curieusement attachés les peuples, les gens ordinaires (sous la bannière maudite du « populisme »), peut-être ceux qui, précisément ne sont nullement à l’abri des effets les plus immédiats de cette déferlante de transgressions ordinaires et de transformation radicale de leur environnement (les gueux qui n’habitent pas Rive gauche dans une ghetto leucoderme sécurisé au milieu de citoyens du monde abonnés à Télérama, pour faire court).
Je me demandais comment cette pintade formatée au discours politiquement correct (xénophilie inconditionnelle, abolition de toute frontières, multiculturalisme érigé en dogme, haine du peuple et de toute émanation populaire, etc.) , sponsorisé par Bouygues et Orange, et qui avait du, quelques jours plus tôt, vomir le peuple Suisse et son référendum « anti minaret », pouvait manifester cette si grande fraternité à l’égard d’un délinquant afghan, aussi valeureux soit-il. Un étranger absolu, quoi.
J’ai repensé à la phrase de Rousseau stigmatisant ces "intellectuels" cosmopolites "qui vont chercher au lointain des devoirs qu'ils dédaignent d'accomplir autour d'eux"...
Le même genre de reportage serait-il envisageable avec un agriculteur Corrézien étranglé par quelque grande surface ou une salariée du Nord licenciée parce que son employeur, France Télécom, délocalise son centre d’appel à Casablanca pour être capable de s’aligner sur la stratégie agressive de Free, au nom du libre marché, de la libre concurrence non faussée ? Non, bien sûr. D’abord, ce sont des « petits blancs misérables », c’est pas très porteur, coco ! Fais moi plutôt un papier sur les Afghans de Calais (non plus les bourgeois...) ou sur ces Charters de la honte (la honte fait partie du jargon progressiste ordinaire, érigé en novlangue,que tout bon progressiste se doit de maitriser, au même titre que "heures sombres", "réthorique nauséabonde" ou "cette france moisie") !
Ensuite parce que libéralisme économique (credo de nos progressistes "de droite") et libéralisme culturel (credo de nos progressistes "de gauche") vont de pair et qu’inconsciemment ou pas, il est relativement inconfortable de rester debout en se coupant une jambe…
Mais de quoi parler dés lors que l’on a abandonné toute critique de la globalisation marchande et de ses supers bulles et que, en bonne progressiste, on se sent obligé de valider toutes ces magnifiques avancées des droits individuels que produit à jet continu notre époque moderne (droit au logement, droit au burkini, droit au repas hallal, droit à l’enseignement de la culture d’origine au sein de l’EN, droit au RESPECT, cette valeur de racaille, etc.) ? Et bien, de ce qui ne mange pas de pain (droits de l’homme (pas ceux des Européens, ceux des Yanomamis), racisme (en précisant immédiatement que seuls les autochtones européens peuvent être racistes, les migrants, ce nouveau prolétariat, ne pouvant, par définition, l’être), antiracisme (en veillant à faire émerger quelques vigies métissées organisées en officines subventionnées par moi, bordel!), islamophobie (tout discours non laudateur à l'égard de la "religion d'amour, de paix et de tolérance), clandestins (rebaptisés "sans-papiers"...) ou d'ennemis imaginaires (nouveaux réactionnaires introuvables, sauf chez le pauvre Lindenberg, ordre moral fantôme, patriarcat à férule moribond, etc...).
Au-delà des apparences de coolitude branchée trendy de cette classe journalistique de merde, endogame et évoluant en bang de hareng sous les ors de la tolérance, c’est l’intolérance absolue des clercs de cette église progressiste qui perce. Qui n’est pas avec eux appartient à l’axe du Mal (comme disait l’autre crétin Texan) et doit être détruit. Delenda est reactio! (que les latinistes me pardonnent..)
Enfin, une caractéristique notable de cette élite spectaculaire et médiatique (!) est la double pensée : ces bulots sont en effet, de par leur situation professionnelle extrêmement bien renseignés sur l’état de notre société, donc sur ce lot quotidien de barbarie, de violence, d’inhumanité, d’atomisation, de désespérance que produit cette mondialisation "heureuse" que vantent nos élites politiques à longueur de billets et de repas de comices. …mais, en même temps, par leur situation sociale, à l'abri de ces menus désagréments.
Tout en ayant conscience du désastre moderne, ils la célèbrent quand même quotidiennement au nom de la marche radieuse du Progrès : ce qu’il faut, de toute évidence, c’est plus de libre marché, plus de concurrence non faussée, plus de délocalisations, plus de désindustrialisation, plus d’immigration –clandestine ou pas- plus de déflation salariale, moins de protection sociale, plus de droits individuels mais moins de retraite, plus de transgression coco, ça fait chier le bourgeois ! (quelle erreur ! au contraire, la transgression est bourgeoise par essence), du nomadisme, à bas l’enracinement et la fermeture, moins de frontières, du métissage avant tout (ce projet Babel, je trouve ça joli, non ?), moins d’armée (yen a plus, c’est pas grave) mais plus de soldats en Afghanistan (pour quoi faire ?) , moins de curés (yen a plus non plus, c’est pas grave) mais plus d’imams, moins de patriarcat (il est mort aussi, pas grave, on fait comme si !) mais plus d’homoparentalité, plus de métissage mais moins de racisme ! ad lib. C’est ça la double pensée : j’ignore délibérément ce que je vois ou je soutiens deux thèses incompatibles, par idéologie. C’est tout.
« Manifestement, depuis une quinzaine d’années, l’orthodoxie dominante, notamment parmi les jeunes, est « de gauche ». Les mots-clefs sont « progressiste », « démocrate » et « révolutionnaire », alors que les étiquettes qu’il faut à tout prix éviter de se voir accoler sont celles de « bourgeois », de « réactionnaire » et de « fasciste ». De nos jours, presque tout le monde, y compris la plupart des catholiques et des conservateurs, est « progressiste », ou du moins souhaite être tenu pour tel. Personne, que je sache, ne se définit jamais comme « bourgeois », de même qu’aucun individu assez cultivé pour avoir entendu le terme ne se reconnaît jamais coupable d’antisémitisme. Nous sommes absolument tous de bons démocrates, anti-fascistes et anti-impérialistes, affranchis de tout respect pour la hiérarchie sociale comme de tout préjugé racial, et ainsi de suite. » (George Orwell, 1948)
(photo: où l'on constate que l'exigeance libérale d'une liberté de circulation pour les hommes, en plus de celle concernant capitaux et marchandises déjà acquise, est aussi une valeur cardinale dans le projet progressiste...ce qui ne saurait surprendre personne, en vérité.)
illustration...
« C’est cette nécessité de protéger la civilité et le langage traditionnels contre les effets de la domination de classe, qui est, vraisemblablement, à l’origine du besoin si souvent ressenti par Orwell de réhabiliter une certaine quantité de conservatisme. Aucune société décente, en effet, ne peut advenir ni même être imaginée, si nous persistons, dans la tradition apocalyptique ouverte par Saint Jean et Saint Augustin, à célébrer l’avènement de l’homme nouveau et à prêcher la nécessité permanente de faire du passé table rase. En réalité, on ne peut espérer changer la vie si nous n’acceptons pas de prendre les appuis appropriés sur un vaste héritage anthropologique, moral et linguistique, dont l’oubli et le refus ont toujours conduit les intellectuels révolutionnaires à édifier les systèmes politiques les plus pervers et les plus étouffants qui soient. C’est une autre manière de dire qu’aucune société digne des possibilités modernes de l’espèce humaine n’a la moindre chance de voir le jour si le mouvement radical demeure incapable d’assumer clairement un certain nombre d’exigences conservatrices. Telle est, de ce point de vue, la dernière et la plus fondamentale leçon de 1984 : le sens du passé, qui inclut forcément une certaine aptitude à la nostalgie, est une condition absolument décisive de toute entreprise révolutionnaire qui se propose d’être autre chose qu’une variante supplémentaire des erreurs et des crimes déjà commis.
« - A quoi devons nous boire cette fois [demanda O’Brien] ? A la confusion de la police de la pensée ? A la mort de Big Brother ? A l’humanité ? A l’avenir ?
- Au passé, répondit Winston.
- Le passé est plus important, consentit O’Brien gravement. » » (Orwell anarchist tory, JC Michéa)
NB: étant clair que, dans mon esprit, ni Constant ni Tocqueville ne pourraient se reconnaitre une seconde dans le projet babélien/ libéral tel que nous le voyons s'ériger sous nos yeux aujourdhui (à mes amis libéraux...).
Et une dernière, pour la route:
"On oublie trop souvent que le monde moderne, sous une autre face, est le monde bourgeois, le monde capitaliste. C'est même un spectacle amusant de voir comment nos socialistes antichrétiens, particulièrement anticatholiques, insoucieux de la contradiction, encensent le même monde sous le nom de moderne et le flètrissent, le même, sous le nom de bourgeois et de capitaliste."
(Charles Péguy, De la situation faite au parti intellectuel, 1907)
17:10 | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : progressisme, libéralisme, islam, orwell