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12/10/2010

un tas d'ordures

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« (…) Il y a longtemps que je suis las de ce que des décennies de conditionnement médiatico-idéologique donnent pour le réel même : cette falsification, cet univers parallèle  qui a pris la place du monde réel sont indissociables du devenir américain du monde, dans son irrésistibilité historique comme dans sa dimension « culturelle » qui fait de moi un apatride dans mon refus d’acquiescer à cette universalité fallacieuse, disneylandisation démocratique, gnose anti-raciste, mythologie des droits de l’homme dont l’unique but est de servir le capitalisme yankee. »

« (…) Si je reste attaché au monde contemporain, c’est par la nécessité du combat pour ne pas m’en laisser conter, autant que par une ambivalente fascination pour la bêtise, la laideur, la décomposition de l’ordre ancien à quoi nous assistons et qui, par la force des choses est pour nous, hommes de l’aube, une chance de revivifier certaines valeurs : l’individu contre l’individualisme, l’honneur contre le juridique, l’ordre contre la veulerie, la verticalité contre l’éparpillement horizontal. » Richard Millet, Lettre aux Libanais sur la question des langues.

« (…) Oui, la guerre seule peut donner à l’écrivain sa vérité . Sans elle, que seraient Jünger, Hemingway, Faulkner, Céline, Drieu, Malaparte, Soljenitsyne, Claude Simon, pour ne pas parler d’Homère. » Richard Millet, La confession négative.

Malaparte, parlons-en :

«- Chez nous, dis-je [Malaparte], en Europe, seuls les morts comptent.

- Je suis las de vivre parmi les morts, dit Jimmy ; je suis content de rentrer chez moi, en Amérique, parmi les hommes vivants. Pourquoi ne viendrais-tu pas, toi aussi, en Amérique ? Tu es un homme vivant, l’Amérique est un pays riche et heureux.

- Je le sais, Jimmy, que l’Amérique est un pays riche et heureux. Mais je ne partirai pas, il faut que je reste ici. Je ne suis pas un lâche, Jimmy. Et puis, la misère, la peur, la faim, l’espérance sont, elles aussi, des choses merveilleuses. Plus merveilleuses que la richesse et le bonheur.

- L’Europe est un tas d’ordures, dit Jimmy, un pauvre pays vaincu. Viens avec nous, l’Amérique est un pays libre.

- Je ne peux pas abandonner mes morts, Jimmy. Vous autres, vous amenez vos morts en Amérique. Il part tous les jours pour l’Amérique des bateaux chargés de morts. Ce sont des morts riches, heureux, libres. Mais mes morts à moi ne peuvent pas se payer un billet pour l’Amérique, ils sont trop pauvres. Ils ne sauront jamais ce qu’est la richesse, le bonheur, la liberté. Ils ont toujours vécu dans l’esclavage ; ils ont toujours souffert de la faim et de la peur. Même morts, ils seront toujours esclaves, ils souffriront toujours de la faim et de la peur. C’est leur destin, Jimmy. Si tu savais que le christ gît parmi eux, parmi ces pauvres morts, est-ce que tu l’abandonnerais ?

- Tu ne voudrais pas me faire croire, dit Jimmy, que le Christ a perdu la guerre ?

- C’est une honte de gagner la guerre, dis-je à voix basse ».

(La Peau, Curzio Malaparte, 1949.)

Ce regard singulier. Du soldat américain victorieux en Europe. Ce n’est pas du mépris mais de la commisération. Pour ces jeunes hommes sains et athlétiques de New York, Cleveland ou Détroit, convaincus d’incarner le Bien et de devoir désormais montrer le chemin à ce vieux continent perclu de massacres et de guerres civiles, l’Europe est un tas d’ordures, un champ de bataille où tout est à reconstruire, en mieux. Ni plus ni moins. Malaparte montre merveilleusement combien l’âme Européenne se nourrit et vit au travers de cette misère, de ces morts, de cette peur, de la conscience de cette déchéance, que d’autres interprètent comme un avilissement consenti. Et irrémédiable.

Millet, lui, n’y croit plus. Contrairement à un Finkielkraut et peut-être comme un Renaud Camus, il ne voit que crépuscule et chaos là ou d’autre croient encore en la possibilité de l’action politique.

Ces deux personnages d’exception, Malaparte et Millet, figurent à merveille le suicide de la civilisation européenne aussi bien sur le plan de l’art, des mœurs que du langage et son remplacement par un idéal horizontal et profondément matérialiste fait d’ensauvagement festif et métissé, d’individualisme rationaliste, de consumérisme effréné, d’universalisme progressiste et arrogant, d’autonomie hédoniste et d’utilitarisme bourgeois justifiant l’arraisonnement de la planète entière sous le masque vertueux des « droits de l’homme » et de la « démocratie libérale » pour tous…

Le dernier mot à Ernst Jünger, guerrier, théoricien de la révolution conservatrice puis contemplatif : « La domination du tiers-état n’a jamais pu toucher en Allemagne à ce noyau le plus intime qui détermine la richesse, la puissance et la plénitude d’une vie. Jetant un regard rétrospectif sur plus d’un siècle d’histoire Allemande, nous pouvons avouer avec fierté que nous avons été de mauvais bourgeois. » (Le travailleur)

Un continent de petits êtres sautillants (Nietzsche) et d’épiciers en gros…

"Quelle malédiction a frappé l'Occident pour qu'au terme de son essor il ne produise que ces hommes d'affaires, ces épiciers, ces combinards aux regards nuls et aux sourires atrophiés, que l'on rencontre partout, en Italie comme en France, en Angleterre de même qu'en Allemagne ? Est-ce à cette vermine que devait aboutir une civilisation aussi délicate, aussi complexe ? Peut-être fallait-il en passer par là, par l'abjection, pour pouvoir imaginer un autre genre d'hommes. " (Cioran, Histoire et utopie)

Non, l’Europe c’était autre chose. De plus merveilleux que le spectacle de la richesse et du bonheur chez Ikéa. Peut-être n’est il pas trop tard pour être de mauvais bourgeois.

sinon ça va?

(photo: la modernité a parfois du bon)


podcast

21/02/2009

paysages


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Le train est un accélérateur de perception. Ou de sensation. C’est pas clair, je sais.

Mais c’est toujours l’impression que me font ces longs voyages sur le rail. Je pensais à cela il y a deux jours entre Lyon et Annecy. Plongé dans le monde terrifiant et léger du Kaputt de Malaparte et regardant filer les paysages du Dauphiné et de Savoie. Plaines et cluses, barres rocheuses enneigées au soleil, fonds de vallée sombres et froids, forêts nues et champs labourés –bien loin des tournesols de Moldavie ou d’Ukraine, ces yeux noirs bordés de cils dorés craquant sous la pluie, qui parsèment le périple de Malaparte. Hameau de fermettes serrées aux toits de tôle rouillée, granges en bois au soleil d’hiver, chapelles et lavoirs, quelques chevaux immobiles dans l’air glacé, buses sentinelles et vols de corbeaux. Quelques fermes solides à étages et toits qui débordent, galeries remplies de foin ou de bois, murs de galets en bas, de pierres froides ou de pisé plus haut dans les vallées. Vieux paysans en bleu et casquette en maraude à pieds sur les chemins ou dans leur 4L. Dépôts SNCF désaffectés, piles de traverses, odeur de goudron puissante et wagons abandonnés. Gorges du Fier, ce coup de couteau dans la terre, eaux froides et claires, viaducs et tunnels…Ce voyage immobile me rend immanquablement mélancolique. Peut-être est-ce simplement la beauté des paysages.

Je repense à Millet et sa conviction que la guerre est un puissant accélérateur de vie. Millet, qui ne rêvait que de littérature, avait compris que s’engager à vingt ans dans cette guerre du Liban allait lui faire gagner des années, le transformer radicalement. Que l’expérience de la guerre, de la mort, pouvait être précieuse pour écrire. Comme d’autres expériences profondes ou traumatisantes, sans doute.

Quel rapport, finalement ? Vois pas bien, en fait. Peut-être la singularité du regard.

« Une nuit, j’allais m’étendre dans un champ de tournesols. C’était réellement une forêt de tournesols, une vraie forêt. Courbés sur leur haute tige velue, leur grand œil noir tout rond, aux longs cils jaunes, voilé par le sommeil, les tournesols dormaient, tête basse. C’était une nuit sereine, le ciel plein d’étoiles brillait de reflets verts et bleus comme le creux d’une immense coquille marine. Je dormis d’un sommeil profond et, à l’aube, je fus réveillé par un crépitement étouffé et sourd. On eut dit le bruissement de gens marchant pieds nus dans l’herbe. Je tendis l’oreille en retenant mon souffle. Du bivouac voisin, venaient de faibles éternuements de moteurs, et des voix rauques qui s’appellaient dans le bois prés du ruisseau. Un chien aboyait au loin. Au bout de l’horizon, le soleil faisait craquer la noire coquille de la nuit, s’élevait, rouge et chaud, sur la plaine brillante de rosée. Ce froissement devenait immense, grandissait de minute en minute ; c’était un crépitement de buissons en flammes, c’était le craquement en sourdine d’une interminable armée marchant précautionneusement sur des chaumes. Etendu à terre je retenais mon souffle et regardais les tournesols soulever lentement leurs paupières jaunes, ouvrir petit à petit leurs yeux. Tout à coup, je m'aperçus que les tournesols levaient la tête et, virant lentement sur leur haute tige, tournaient leur grand oeil noir vers le soleil naissant. C'était un mouvement lent, égal, immense. Toute la forêt de tournesols se tournait afin de regarder la jeune gloire du soleil. Et moi aussi je levais la tête vers l'Orient, en regardant le soleil monter peu à peu parmi les rouges vapeurs de l'aube, sur les nuages de fumée bleue des incendies, dans la plaine lointaine. » (Kaputt, Malaparte, 1943.)