- Mostar 1992 : / Souvenirs de guerre -
" J'avais un Kamarade "
- Qu'est-ce qui se passe dans votre tête quand vous roulez dans un vieux bus bringuebalant, au milieu des tirs, le cul pose sur une boite mal fermée dans laquelle se décompose votre meilleur pote ? C'était un seigneur. Il voulait arrêter de faire la guerre et il était inquiet de ce qu'il allait trouver après.
Nous parlions beaucoup, il avait quand même quelques projets, il était fatigué de ce qu'il avait vu en Bosnie et de ce qu’il y avait fait. Il voulait partir en Afrique, et s'installer dans une réserve pour soigner les animaux et lutter contre les braconniers.
Il avait été généreux, toujours là à réconforter un copain malheureux, a offrir une cigarette ou la moitié de son verre de vin, toujours à sortir le premier d'une tranchée pour ne pas exposer ses hommes inutilement. Il avait un charisme extraordinaire. Ses soldats l'auraient suivi n'importe ou, il le savait, alors il modérait ses ardeurs et les leurs.
Quarante fois il avait voulu déposer les armes avant cette putain d'opération sur Mostar. Mais nous n'étions pas parvenus à détruire les chars, et il ne voulait pas partir sur un échec. Nous y étions donc retournés une troisième fois, moins pour les chars que pour les blessés et les morts que nous avaient coûtés nos deux tentatives précédentes. . Il m’avait dit : << Moi, c'est ma dernière opération. Je n'ai plus de chance avec moi. J'ai épuise mon capital. >> Il n’avait jamais dit un tel truc auparavant.
La dernière opération, c'est toujours la poisse. Combien de types j'ai vu mourir lors de leur dernière opération... C’EST un truc qu'on porte en nous...
Un jour, il s'était dit putain qu’il était arrivé au bout de sa baraka. C'était un mauvais jour. Beaucoup d'autres sont tombés avec lui.
Les Serbes avaient décidé de nous rentrer dedans. Ils cherchaient à franchir la Neretva. On avait reçu une préparation d'artillerie intense. Puis on les a vus, baionnette au canon, mettre à l’eau des barques. On a riposte avec des canons sans recul qu'on venait de recevoir et qui n’avaient encore jamais servi; les types ont été surpris et ont rebroussé chemin.
Nous pensions être enfin tranquilles, mais ça n'a pas duré. Ils ont envoyé tout ce qu'ils avaient sous la main, du 20 millimètre, du 82 mm, du On avait à peine le temps de lever le nez pour lâcher une rafale. Thomas et moi, nous nous sommes redressés au même moment, il y a eu une explosion juste derrière, et je l'ai cherché des yeux, je ne le voyais plus. Puis j'ai entendu une plainte très faible, comme un animal blessé. Il était à mes pieds. Il m’appelait par mon prénom : <<Gaston, Gaston. >>
Il avait une blessure épouvantable à la tête. Une véritable tranchée dans le crâne. Je n'avais jamais vu ça de ma vie, un gros sillon, il avait été labouré sur six centimètres de long et trois de large. Sans doute un éclat d'au moins trois cents grammes... On voyait le cerveau avec des bulles roses dégoûtantes, ça dégoulinait de partout et il m'appelait toujours : << Gaston, Gaston... >> J'étais paralyse. Je me suis assis par terre, les mains devant les yeux, je ne voulais plus le voir, j'aurais aime ne plus l'entendre. C'était incroyable, il continuait à parler avec la tête ouverte comme une boite de conserve. Des camarades sont venus en rampant parce que ça tombait toujours autour de nous. Ils lui ont mis des compresses mais ça ne servait vraiment a rien, il continuait a pisser le sang.
Nous avions besoin d'une voiture. Il fallait l'évacuer immédiatement. Mais des voitures, en temps de guerre, dans une ville en ruines, c'est tout un problème... La plupart des civils qui en possédaient encore les cachaient, ou alors ils cachaient l'essence, ou encore ils cherchaient à monnayer leur aide.
Thomas expirait. L'un de nous a défoncé la porte de la maison d'un civil et l'a braque pour lui prendre les clés de sa Yugo. On pouvait toujours continuer affichant un optimisme débordant pour le rassurer plus personne n'y croyait. Cette fois-la, l'optimisme n'allait pas nous permettre de traverser le carnage en chantant. Les bombardements avaient redoublé d’intensité et nous ne pouvions pas bouger le petit doigt. Nous étions coincés dans la Yugo à nous faire engueuler par son propriétaire, recroquevillé à quatre pattes devant sa porte fracturée, qui hurlait que notre pote était mort et qu' on allait lui tacher ses sièges avec tout ce sang qui giclait...
Quelqu'un a demandé: << Je le bute ?>> et on a entendu murmuré << C'est une bonne idée, mais c'est moi que vous allez buter...>> Il voulait qu'on l'achève. On était assis comme des cons dans cette putain de voiture, bloqués par les explosions, et moi avec sa tête sur la poitrine; on ne pouvait pas fermer les portières parce qu'il était trop long et qu'il dépassait. J'ai regardé vers l'extérieur, les obus continuaient de s'abattre dans un fracas assourdissant et je me suis demandé dans quel film je m'étais fait piéger, Le Jour le plus long ou Les Oies sauvages...
Il a mis encore un quart d'heure pour mourir. On ne s'en est pas rendu compte tout de suite, Lukatic avait fait démarrer la Yugo et attendait le moment pour la lancer. Son voisin a dit : << Il ne parle plus. >> On a regardé, il avait cessé de vivre. Personne n'a rien dit, nous étions figés, attendant peut-être qu'un obus fauche la voiture...
" Ainsi Va l'homme " , Gaston Besson